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Pourquoi la directive droit d’auteur et son droit voisin ne sauveront pas la presse française
La presse française face aux kiosques presse en ligne (SFR News, Google News, Apple News ...)

Alors qu’ils payent les éditeurs de presse (contrairement à Google), les kiosques de presse en ligne à prix forfaitaire du style SFR News ou Apple News menaceraient quand même la rentabilité des journaux, selon un article de la Tribune du 19 avril : Comment Apple compte devenir le Netflix de la presse.

Campagne

Sylvain Rolland pose la question : comment la presse en ligne peut-elle se protéger des géants du Net qui cannibalisent sa distribution et continuer à assurer un accès démocratique à l’information ? Et y répond : selon lui, par « la définition d’un cadre précis et de règles de transparence, de neutralité, de loyauté et d’égalité pour les plateformes comme Apple, Google et Facebook, qui ont vocation à devenir les principaux distributeurs de l’information ».

A l’Assemblée nationale, une proposition de loi Modem vise plusieurs centaines de millions d’euros de droits voisins pour la presse, envisageant même de devancer la directive sur le même sujet en discussion à Bruxelles [1]. Cette proposition de loi sera finalement retoquée.

Au CSPLA, un rapport défend un vaste droit voisin au profit des éditeurs de presse [2].

Côté Union européenne, la proposition de directive sur le droit d’auteur, qui remonte à l’origine à septembre 2016, a été récemment amendée par le Comité des représentants permanents (Coreper) des Etats membres, qui y a inséré un droit voisin (sous-entendu voisin du, i.e. similaire au droit d’auteur) pour que les plates-formes comme Google ou Facebook rémunèrent mieux les contenus des sites internet des éditeurs de presse quand elles les indexent [3]. En clair, cet amendement aurait pu imposer une "taxe" aux plateformes qui utilisent des extraits d’articles de presse. Aurait, car, contrairement aux attentes des journaux français, le Parlement européen l’a repoussé le 4 juillet... Les discussions autour de l’ensemble de la directive reprendront les 10 et 13 septembre [4].

Y aurait-il une énième campagne de lobbying des éditeurs de presse en cours ? Oui.

Vont-ils réussir ? Pas sûr.

Pour comprendre pourquoi je doute, lisez ce qui suit.

L’enfer est pavé de bonnes intentions (4e fois)

Que l’article précité vienne de la Tribune n’est pas surprenant.

Ce journal est particulièrement sensible à un produit de type Apple News / SFR News. En effet :

  • ils n’ont plus de version papier. Pour mémoire, le Washington Post avait conclu (il y a certes dix ans, mais je doute que le rapport ait beaucoup changé) que la version en ligne d’un article ne rapportait que 10% du chiffre d’affaires de la version papier [5]
  • ils n’hésitent pas à publier des scoops dans le domaine économique, leur survie dépendant justement de leur audience
  • leur équilibre est fragile, du fait de leur rivalité avec les Échos et du choix opéré par son ex-propriétaire pour ces mêmes Échos.

En tant que veilleur et citoyen, je soutiens la presse et suis consterné par l’hécatombe de titres depuis une vingtaine d’années et la réduction de la diversité éditoriale qui en résulte.

Mais comme j’ai suivi ce dossier depuis longtemps, je crois qu’il y aurait pas mal à ajouter ou nuancer aux propos de la Tribune.

L’Enfer, comme on dit, est pavé de bonnes intentions. Les projets de loi visant ces dernières années à créer un droit voisin pour la presse en Belgique (2012), Allemagne (2014) puis Espagne (2015) ont très largement et piteusement échoué. La puissance économique des GAFA (et attendez donc de voir celle des BATX chinois) est telle qu’il est difficile de les forcer et aussi de les contourner. La dépendance est bien ancrée. Pas seulement chez les particuliers (qui n’a pas une adresse Gmail) : chez les commerçants aussi [6].


Le fameux article 13 de la proposition de directive européenne sur le droit d’auteur

Si on parle maintenant de la dernière évolution du projet de directive sur le droit d’auteur (cf supra), on pourrait penser que passer ces textes de loi de l’échelle nationale à l’échelle européenne — prudence, le texte n’est pas définitivement voté, et rien n’est joué — donnera plus de pouvoir aux groupes de presse pour faire plier les plateformes/moteurs de recherche. En effet, il est facile pour les GAFAM de se retirer d’un marché national — la perte est faible par rapport au marché mondial. Mais pas de l’ensemble du marché européen. Preuve que Google estime que ce texte européen est une menace, le moteur américain a demandé aux éditeurs de presse membres du groupe Digital News Initiative (DNI, une création de Google, en fait un fonds d’innovation de 150 millions d’euros), de contacter les députés européens sur l’amendement à la directive [7].

Oui mais ... Si la directive est adoptée en l’état, le risque, comme l’explique le chercheur en économie Pierre Bentata dans les Echos, est que les organes de presse, assis désormais sur une rente qui deviendra à terme leur principal revenu, perdent toute incitation [8] à l’adaptation, à la créativité et au dynamisme [9]. La « cannibalisation de la distribution » de la presse, qu’évoquait le journaliste de la Tribune en début de ce billet, triompherait en effet.

Et puis, comme le relève Cory Doctorow [10], il y a l’effet de seuil, la barrière même, que créerait l’obligation, contenue dans l’article 13 de la proposition de directive. Cet article 13, en effet, vise à forcer tous les services en ligne à chercher les éventuelles contrefaçons dans tout contenu généré par un utilisateur (le fameux UGC — user generated content) avec un algorithme et une bases de données des œuvres protégées connues.

Or le système de censure bien connu de Youtube, Content ID, a coûté 60 000 000 dollars US... Ce n’est pas toutes les sociétés qui pourraient se payer ça. Surtout pas une startup. Cette obligation de filtrage automatique est aussi dénoncée par Numerama [11].

On a l’impression de revivre les débats et attaques d’il y a 20 ans sur le quasi-monopole de Microsoft en systèmes d’exploitation, logiciels de bureautique et navigateur web. Or justement, en matière de navigateur web, qui a brisé la position dominante d’Internet Explorer ? Pas les procès, ni les tentatives de régulation. Mais bien les concurrents : Mozilla Firefox et Opera, puis Google Chrome.
En sens inverse, l’inconvénient de la concurrence sur Internet, c’est qu’elle revient régulièrement à une situation de domination d’un ou deux acteurs. Chrome est hélas en train de liquider Firefox (alors même que sous Android, Chrome n’accepte aucun module anti-mouchard de type Ublock Origin ou AdBlock Plus ...).

Les origines des déboires de la presse française : sous-capitalisation et sous-financement depuis 1945, préférence des lecteurs pour les magazines ...

Les déboires de la presse française ne datent pas, en réalité, d’Internet et du refus (dominant) de payer l’information qu’il a développé [12]. Ses vraies difficultés et leurs origines sont connues : sous-capitalisation depuis la purge de la Libération, perfusion de l’Etatl, absence d’adossement à des grands groupes de communication, manque d’indépendance [13], préférence des lecteurs pour les magazines ...

Pour plus de détails, voir notre billet Sites d’information en ligne : modèle gratuit c/ modèle payant et les travaux universitaires de Patrick Eveno, plusieurs fois cité sur ce blog :

Enfin, bien des actions publiques sectorielles ont montré que, pour reprendre le titre d’un célèbre essai du regretté sociologue Michel Crozier [14] : on ne sauve pas un secteur/industrie par décret. Un exemple récent et proche ? La librairie française n’a pas été sauvé par la loi anti-Amazon du 8 juin 2014 encadrant les conditions de la vente à distance des livres, c’est un rapport d’information Assemblée nationale du 11 avril 2018 rédigé par les députés Kerlogot et Larive qui le dit, diplomatiquement certes. [15].

Mediapart, lancé en 2008 et qui a atteint son point mort dès 2011, en a fait la démonstration avec ses excellents résultats financiers 2017 : la spécialisation/les niches permettent aux pure players de s’en sortir. Pas aux généralistes (Rue89 ...).

En deux mots

Pour résumer : même en supposant que la directive droit d’auteur passe telle quelle, et que les GAFAM jouent le jeu, rien ne prouve que cela suffira à sauver la presse française actuelle. Quant à la sortir de ses ornières, « no way » [16].

Emmanuel Barthe
documentaliste, veilleur

Notes

[1Proposition de loi de Patrick Mignola visant à créer un droit voisin au profit des éditeurs de services de presse en ligne, n° 849, déposée le 4 avril 2018 et renvoyée à la commission des affaires culturelles et de l’éducation, en discussion en séance publique à l’Assemblée à partir du 17 mai 2018. Une proposition de loi vise plusieurs centaines de millions d’euros de droits voisins pour la presse, par Nicolas Madeleine, Les Echos.fr, 7 mai 2018.

[2Au CSPLA, un rapport défend un vaste droit voisin au profit des éditeurs de presse, par Marc Rees, NextINpact, 31 janvier 2018. Rapport sur l’objet et le champ d’application du droit voisin des éditeurs de publications de presse, par Laurence Franceschini, conseiller d’Etat, assistée de Marion Estivalèzes,présenté au CSPLA le 13 février 2018.

[3Bruxelles en voie de donner à la presse les moyens de se faire payer par les Gafa, par Nicolas Madelaine, Les Echos.fr, 25 mai 2018.

[4Droit d’auteur : le Parlement européen rejette les amendements de la directive européenne, par Cyrielle Maurice, Le Blog du Modérateur, 5 juillet 2018.

[5Chiffre cité dans Les Echos du 9 décembre 2008 et repris notre brève Les Echos sur la crise de la presse papier — Pas mieux comme point que cet article.

[6Médias, services, cybermarchands : la terrible dépendance à Google, par Clément Solym, ActuaLitté, 18 avril 2018.

[7Google criticised for push against EU copyright reform, par Matthew Garrahan et Mehreen Khan, Financial Times, 26 juin 2018.

[8Directive sur les droits d’auteur : une menace pour la presse, par Pierre Bentata, chercheur associé à l’Institut économique Molinari (une sorte de think tank progressiste), Les Echos, 25 juin 2018. Extraits :

« Les plates-formes et hébergeurs seront contraints de vérifier au moyen d’algorithmes si les contenus contiennent ou pas des éléments protégés par le droit d’auteur. Ceux-ci jugeront de la possibilité ou pas de publier, avec une forte incitation à adopter une approche de précaution pour éviter les erreurs. Cela leur donnerait de facto un pouvoir de censure énorme. [...]
Les plates-formes n’auront d’autre choix que de négocier avec [les éditeurs de presse] une rente continue qu’elles leur verseront sous peine d’être poursuivies. Et entre parenthèses, ce n’est pas un tel coût qui gênera les finances des GAFAM ... Elle pourrait même y trouver leur compte, car un tel coût pourrait créer une barrière pour les startups en tout cas (la même idée d’effet de seuil vaut aussi à propos du moteur de recherche de contrefaçons, voir infra).
Dès lors, les éditeurs de presse n’auront plus aucune incitation à attirer directement les lecteurs sur leurs propres sites ! La meilleure stratégie pour survivre et s’enrichir ne consistera plus à innover et à se moderniser pour séduire les lecteurs et augmenter les abonnements, mais à diffuser directement les contenus sur les plates-formes afin de mieux renégocier la rente. »

[9Un excellent exemple d’adaptation réussie : le Neue Zürcher Zeitung, un journal zurichois pluricentenaire, a multiplié le taux de conversion de ses lecteurs en abonnés par cinq avec son « paywall dynamique personnalisé », soit un mur de paiement qui s’appuie sur le machine learning pour déterminer le moment le plus opportun où proposer au lecteur de s’abonner. Selon le directeur du Neue Zürcher Zeitung : « Si nous interrompons l’expérience utilisateur avec un paywall avant même qu’elle ait commencé, il n’y a aucune chance que le lecteur paye un abonnement. Il faut d’abord qu’il prenne ses habitudes et apprenne à aimer le journal ». Source : En Suisse, un journal recourt à l’intelligence artificielle pour gagner des abonnés, par Basile Dekonink, Les Echos.fr 25 juin 2018.

[10How the EU will force all artists to use Youtube, forever, par Cory Doctorow, BoingBoing, 4 septembre 2018. BoingBoing est un des plus anciens, des plus célèbres et des plus respectés blogs de geeks aux Etats-Unis, voire au monde. Why creators should care about European copyright rules, par Robert Kyncl, Youtube Creator blog, 4 septembre 2018. Robert Kyncl est Chief Business Officer de Youtube.

[11Pourquoi la directive européenne sur le droit d’auteur alarme tant ?, par Julien Lausson, Numerama, 20 juin 2018.

[12The Internet’s Original Sin, par Ethan Zuckerman, The Atlantic, 14 août 2014.

[14On ne change pas la société par décret, Fayard, 1979

[15D’après le site de la Fédération interrégionale du livre et de la lecture (FILL, créée en 1985 sous l’intitulé Fédération française pour la coopération des bibliothèques (FFCB) :

« En ce qui concerne la librairie, le bilan est en demi-teinte. " Le ministère de la Culture a […] indiqué que c’est à compter de 2014 que les librairies ont pu stabiliser leur part de marché du livre, qui connaissait une érosion régulière depuis le milieu des années 1990, sans qu’il soit néanmoins possible de faire un lien direct avec la loi de juillet 2014 » indique le rapport. La suppression de la gratuité des frais de port (à laquelle les grandes plateformes ont répondu par des frais facturés à un centime d’euros) aurait plutôt été défavorable à la librairie indépendante qui s’est également positionnée sur le marché de la vente à distance ces dernières années." »

Selon le rapport, la loi aurait quand même eu des effets positifs parmi lesquels « une plus grande visibilité aux différents portails de vente sur internet mis en place par les libraires indépendants ». Comment un texte de droit peut avoir des effets en termes de référencement Internet/SEO, je ne sais pas. Ou plutôt, j’en doute. D’ailleurs, cette phrase du rapport n’est accompagnée d’aucune preuve : ni exemple ni citation ni note de bas de page ... pas même d’argumentation théorique, rien.

[16Traduction : en aucune façon.