Open access des articles de revues juridiques : grosse fatigue
L’OA ne marche pas en droit. Et pourtant ...
Le projet Droit2HAL (Automatiser le dépôt dans HAL des références des publications périodiques des chercheurs en droit), lauréat de l’Appel à projets 2018, est terminé. Un bilan, rédigé par Gilles Dumont, professeur de droit public (Université de Nantes) et membre du groupe Open Doctrine (organisateur du prix Open Thèse), a été publié.
Sommaire
- Droit2Hal : succès de l’objectif primaire, échec de l’objectif secondaire
- Les causes de l’échec (pour l’instant) de l’Open access dans les sciences juridiques
- L’open access n’est pas la solution aux maux de l’édition scientifique et de la documentation. En revanche, c’est un facilitateur et un "ouvre-boîte" puissant
- Un mini-colloque pour l’OA et la carrière universitaire
Droit2Hal : succès de l’objectif primaire, échec de l’objectif secondaire
Le projet reposait sur une collaboration avec l’éditeur Dalloz (merci à eux). Plus de 50 000 notices ont été déposées. Le bilan décrit les outils utilisés et les difficultés rencontrées.
Mais l’objectif derrière l’objectif n’a pas été atteint. Citons le bilan [1] lui-même :
« L’un des paris du projet était que l’obstacle au dépôt des recherches en archives ouvertes tenant à la (relative) difficulté de déposer les notices dans HAL, les universitaires juristes déposeraient plus facilement leurs textes une fois les notices déposées. Force est de constater que tel n’est pas (encore ?) le cas : le dépôt du texte intégral reste ultra-marginal chez les juristes, et les notices déposées dans le cadre de Droit2Hal n’ont donné lieu qu’à moins d’une centaine de dépôts de texte. [...]
Au-delà de cette minorité, les dépôts concernent surtout des contributions à des ouvrages collectifs, ou des textes de communications n’ayant pas donné lieu à publication. »
Jean-Luc de Ochandiano, responsable de Prairial, plateforme de revues en accès ouvert, confirme : « la présence du droit dans Open Edition est extrêmement limitée » [2].
Même des tâches intermédiaires — comme promouvoir l’utilisation d’outils qui faciliteraient ce recueil et ce partage (comme Zotero), ou promouvoir une "normalisation" des références bibliographiques — se révèlent très difficiles.
Le seul succès de l’open access (en bon français, archives ouvertes) dans les publications juridiques françaises, c’est TEL (Thèses En Ligne), un serveur du CNRS, archive de thèses 1. autorisées pour publication par le jury (donc d’excellente qualité) et 2. en texte intégral [3].
Si on ajoute à cela les enseignants-chercheurs qui déposent dans Academia (parfois en violation des règles de la propriété littéraire et artistique) et pas dans HAL ...
Tout cela cause à certains acteurs une grosse fatigue. Pour reprendre le thème musical d’un James Bond : « Live and let die ».
Si on ajoute que chez les moins de 25 ans, il y a une frustration croissante à tomber sur des références et des résumés et non du texte intégral, on pourrait presque dire que les juristes se comportent comme le serpent qui se mord la queue ... [4]
Les causes de l’échec (pour l’instant) de l’open access dans les sciences juridiques
Quelles sont les causes probables de cet échec ?
Pour citer encore une fois le bilan :
« La culture de publication dans le domaine juridique explique sans doute cette situation : les publications dans la plupart des revues juridiques donnent lieu à perception de droits d’auteurs, et même si la LRN [5] permet [6] un dépôt respectant à la fois l’embargo et les droits de l’éditeur, la frilosité devant un dépôt perçu comme pouvant fragiliser l’écosystème de publication juridique est encore très majoritairement partagée. »
Personnellement, j’ajouterai à cette explication d’autres causes et quelques remarques [7].
Certes :
- certes, la Commission européenne a publié, en 2012, une recommandation incitant ses États-membres à prendre les dispositions nécessaires pour permettre la diffusion en libre accès des publications issues de la recherche financée sur fonds publics, après application d’une période d’embargo d’une durée maximale de 6 à 12 mois selon les disciplines. Chaque pays de l’UE a donc été incité à mettre en place des dispositifs permettant à ses enseignants et chercheurs de diffuser gratuitement sur Internet (via, par exemple, les sites de leur institution d’appartenance) une copie de leurs écrits
- certes il y a la l’article 30 de la loi Lemaire / République numérique du 7 octobre 2016 [8]. Qui est une possibilité pour l’auteur d’un article de revue publié depuis 6 mois de le publier en open acces sans que l’éditeur puisse s’y opposer. Et que le CNRS a mis en musique en mettant en place certaines règles : toutes les publications issues des recherches financées essentiellement par des fonds publics et pouvant être déposées en OA sur la base de la LRN, doivent être accessibles dans HAL. Seules les publications présentes dans HAL peuvent être signalées dans le Crac (Compte rendu annuel des chercheurs et des chercheuses) et le compte rendu Ribac (activité annuelle des chercheurs et des chercheuses en SHS) [9]. On peut penser que ces règles deviendront progressivement plus sévères, pour un jour ressembler à ceci : open access des travaux financés, sinon plus de financement du laboratoire
- certes, en SHS (avec un peu de revues juridiques de dedans), le portail de revues scientifiques Cairn vient de mener en juin 2022 une révolution en annonçant son dispositif Science ouverte 2022-2027. Ce mécanisme de soutien permet aux blbiothèques universitaires membres du consortium Couperin de remplacer leurs dépenses d’abonnements par un soutien financier annuel et récurrent aux revues participantes. C’est une révolution au sens littéral du terme : une inversion des positions de Cairn (qui représente les éditeurs privés de revues universitaires, par opposition à Open Edition). Il y a des limites cependant :
- aucun caractère obligatoire pour les revues et éditeurs partenaires de Cairn
- la participation de telle ou telle revue est réversible chaque année
- mais l’effectivité du droit, on le sait, laisse à désirer (et plus encore quand c’est du droit souple) [10].
Mais :
- mais déposer dans HAL ne fait pas partie des pratiques des juristes universitaires [11]
- mais les publications des éditeurs juridiques sont infiniment plus prestigieuses (réputation, colloques, taux de citation ...). Et il n’y a pas d’exemple de revue juridique française en OA qui soit réellement connue. La seule grande revue juridique à la fois professionnelle et en open access (OA), le BJDA, a été réorientée par ses directrices chez un éditeur juridique, laissant seulement et brièvement le dernier numéro en accès libre
- mais les éditeurs juridiques français eux-mêmes, si on excepte l’initiative supra avec Dalloz et une légère tolérance de Lextenso quant à certaines thèses publiées à la LGDJ [12], sont peu intéressés par l’open access : si vous cherchez l’expression "open access" ou "archives ouvertes" dans le titre des articles des revues des plateformes Lextenso, Lexis 360 (LexisNexis), Lamyline (Wolters Kluwer), Navis (Francis Lefebvre), Dalloz-Avocats, vous n’obtenez quasiment aucun résultat [13].
Les clés :
- la personnalité et la conviction des doyens de faculté et présidents d’université sont la clé. La preuve en est la décision prise par l’Université de Nantes sous l’impulsion de sa présidente, la jeune professeure Carine Bernault [14], élue en février 2021, spécialiste de l’intersection entre le droit de la propriété intellectuelle et l’open access et favorable à l’OA [15]
- l’autre clé, c’est le tout récent changement d’attitude du Conseil national des Universités vis-à-vis des publications hors des revues d’éditeurs payants. Comme cela a été annoncé lors de la table ronde OpenScience en droit et carrière scientifique et universitaire organisée par l’association Open Law lors des journées Transformations du droit (ex-Village de la Justice) 2021, le CNU lira désormais TOUS les travaux publiés dans les revues qu’elles soient diffusées OU PAS par des éditeurs juridiques. Seule la qualité des travaux comptera, pas la notoriété de la revue. Comme l’a dit le président de la section 02. Droit public du CNU, Loïc Grard : « Le CNU peut jouer un rôle incitatif (mais pas coercitif). [...] Les cartes sont réellement rebattues. » [16]
- pour moi, c’est donc largement une question de génération.
Conclusion personnelle : il faudra encore 10 à 15 ans minimum pour que 90% des universitaires juristes français publient en open access. Et encore : je ne parle ici que de leurs seuls travaux recherches financées essentiellement par des fonds publics (art. 30 LRN).
L’open access n’est pas la solution aux maux de l’édition scientifique et de la documentation. En revanche, c’est un facilitateur et un "ouvre-boîte" puissant
J’irai même un peu plus loin : est-ce que l’OA donnera tous les gains que le mouvement Open Access en attend officiellement (recul du coût des publications et du pouvoir des éditeurs, meilleure diffusion du savoir) ?
Meilleure diffusion du savoir, probablement. Sauf si les moteurs de recherche mettent systématiquement en valeur les mêmes articles dans les 10 premiers résultats, ce qui n’est pas un risque théorique.
Mais sur l’aspect hausse sans fin des coûts, par expérience, j’en doute [17]. Dans les sciences dures, le problème budgétaire est déjà de retour, cette fois sur les APC ("article processing charges").
Le vrai problème est que l’analyse économique indique un marché captif et une forte concentration de l’offre [18], autrement dit un oligopole [19]. Et que le mouvement open access est beaucoup trop lent (il a déjà atteint l’âge d’une génération soit 25 ans) pour prendre les éditeurs par surprise. Ils l’ont déjà intégré depuis belle lurette.
Alors, à quoi donc peut servir l’open access ? Pourquoi faudrait-il se "bouger" pour le promouvoir ? Eh bien, je pense que ses vertus réelles sont ailleurs que dans une hypothétique amélioration des budgets des bibliothèques ou un accès universel à la connaissance (sonnez trompettes ;-) :
- le nombre de lectures des articles en OA est beaucoup plus grand que en payant. Partant, l’impact factor aussi
- l’OA est une protection efficace contre le plagiat [20] car la comparaison des textes est grandement facilitée par leur gratuité et leur indexation par les moteurs de recherche
- le signalement dans HAL peut faciliter, par exemple, le renseignement des dossiers HCERES [21]
- l’OA est un formidable facilitateur et accélérateur de discussions entre chercheurs, dont beaucoup qui ne se connaissaient pas avant d’échanger grâce à la publication en OA de leurs travaux. Ainsi, en droit, il va faciliter les critiques constructives et encouragements venus de facs lointaines. Pour un/e doctorant/e qui peine sur sa thèse depuis des années, ça peut faire un bien fou au moral. Pour une thèse de droit comparé (exemple), c’est même vital car publier des constats et articles d’étape en anglais sur un blog de recherche est un des meilleurs moyens d’obtenir de l’aide et des appuis étrangers
- l’OA ouvre la science — la science juridique comprise — au monde d’aujourd’hui : Internet, influences européenne et anglo-saxonne, interdisciplinarité (typiquement, en droit, les travaux des économistes sur le droit de la concurrence, celui de la responsabilité civile et le droit financier)
- l’OA fait cesser cette frustration des étudiants brillants de ne pouvoir accéder aux travaux étrangers, aux publications trop chères. Il peut aussi faciliter et accélérer la carrière de ces jeunes universitaires brillants, en les aidant à se faire une réputation plus tôt
- peu connu en France : l’OA est vu par les jeunes chercheurs du monde entier comme spécialement bénéfique pour leur progression de carrière [22]
- enfin, l’open access peut aider à un objectif clé des pouvoirs publics [23] : la défense et illustration à l’international du droit français, action commencée avec le lancement de Légifrance sous Lionel Jospin après le fameux discours de Hourtin. Autrement dit la lutte contre le "forum shopping".
Un mini-colloque pour l’OA et la carrière universitaire
Tous les acteurs impliqués dans le changement étaient présents le 19 novembre 2021 en début d’après-midi au RDV des Transformations du Droit (qui inclut le Village de la Legal Tech) pour une intervention sur Open access et carrière du chercheur et de l’universitaire
- Jean Christophe Saint-Pau, président de la conférence des doyens
- Loïc Grard, président de la CNU, section droit
- Gilles Dumont (Univ-Droit), auteur du bilan précité
- une représentant éditrice du CNRS section sciences humaines qui parlera des règles d’Open Access que le CNRS met en place
- et une chercheuse en droit qui travaille en mode open.
Emmanuel Barthe
bibliothécaire documentaliste juridique
Notes
[1] D’une honnêteté remarquable. Le gras est de nous.
[2] Table ronde "Open science et carrière scientifique et universitaire", Rendez-vous des Transformations du droit, 19 novembre 2021. La plateforme Prairial héberge une seule revue juridique (sur un total de quinze revues) : l’Actualité juridique du dommage corporel (AJDC).
[3] Voir sur ce blog : Où trouver des thèses en droit disponibles sur Internet.
[4] La vraie réponse à cette frustration est dans les décisions des Universités. Particulièrement l’exemple de celle de Nantes.
[5] Loi (pour une) République numérique, dite loi Lemaire.
[6] Que change l’article 30 de la Loi République Numérique d’octobre 2016 pour les publications scientifiques ?, Questions Réponses en IST, blog INRAE, July 11, 2017. Les liens sont de nous.
[7] Disclaimer : j’ai personnellement publié chez un éditeur juridique, LexisNexis, parce que sa revue Semaine juridique est prestigieuse (il s’agit d’une version résumée de mon long billet sur l’IA en droit). J’ai aussi été payé mais ce n’est pas ce qui m’a motivé. Ce qui m’a motivé, c’est le challenge de publier dans une revue de haut niveau. Et j’ai laissé la version originale plus complète et mise à jour, elle, en accès libre et gratuit sur mon blog.
[8] Open Access : quelles incidences de la loi « République numérique » ?, par Lionel Maurel, S.I.Lex, 31 octobre 2016.
[9] Voir Feuille de route du CNRS pour la science ouverte, 19 novembre 2019. Particulièrement son Action n° 1 (p. 6 s.), intitulée : « Mener une politique de soutien et de développement de l’archive ouverte HAL conjointement à une politique d’incitation à y déposer les publications scientifiques ». Je cite l’extrait pertinent : « Le CNRS demande à ce que toutes les publications scientifiques issues des recherches financées essentiellement par des fonds publics et pouvant être déposées en archives ouvertes sur la base de la loi Pour une République numérique, soient accessibles dans HAL. Une première mesure a été prise dès 2019 par le CNRS qui demande à ce que seules les publications présentes dans HAL puissent être signalées dans le Crac (Compte rendu annuel des chercheurs et des chercheuses) 2019. La même mesure pour le compte rendu Ribac (activité annuelle des chercheurs et des chercheuses en SHS) est prévue pour 2020. Cette mesure a été annoncée aux directeurs d’unité par un courrier du Directeur général délégué à la science (DGDS) en date du 19 avril 2019. » Voir aussi l’Action 5 (p. 7) intitulée « Demander à ce que toutes les publications issues des travaux de recherche financés par un appel à projet du CNRS soient mises en accès ouvert ».
[10] Voir sur ce blog : Le droit est-il réellement appliqué ?.
[11] Tweet de Sinelege, MCF en droit privé à la faculté de droit de Nancy et directeur de son IEJ, 2 novembre 2021.
[12] Sur ce sujet précis, voir les quelques exemples de thèses LGDJ publiées également en open access et citées dans notre billet Où trouver des thèses en droit disponibles sur Internet.
[13] Au 2 novembre 2021 : Lexis 360 > revues : seulement 2 articles contenant dans leur titre l’expression "open access" ; Dalloz-Avocats > revues : 0 article ; Lextenso > revues : 1 brève sur... le droit belge ; Lamyline > revues : 2 articles... de 2005 et 2008. Avec Titre="archives ouvertes" dans les revues de ces quatre plateforme, c’est encore pire : 0 résultat partout. Navis (Ed. Fr. Lefebvre) : idem sur les deux expressions. Rappelons que les collections de revues sur ces plateformes remontent au moins à 2000, voire 1990 (revues Dalloz), voire même 1985 pour la Semaine juridique (JCP).
[14] Née en 1974.
[15] Elle est l’auteur de Open access et droit d’auteur, paru chez Larcier en 2016.
[16] Table ronde "Open science et carrière scientifique et universitaire", vidéo, Rendez-vous des Transformations du droit, 19 novembre 2021. A noter : ni l’AERES ni son successeur le HCERES (Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur) n’ont publié de liste de revues retenues pour l’évaluation des enseignants en droit, comme cela fut fait en revanche pour d’autres domaines scientifiques.
[17] Voir sur ce blog : The limits of open access. Autrement dit, oui, depuis 2009, j’ai changé d’avis sur l’OA.
[18] Chapitre 3. Le pouvoir de marché, fondement de la maximisation du profit, par Pierre Jeanblanc, in Analyse stratégique (Dunod, 2011), pp. 87-144.
[19] L’édition scientifique (1) : un oligopole profitable, par Jean Pérès, Acrimed, 4 août 2011
[20] Pas absolue mais plus efficace que la disponibilité sur une plateforme payante.
[21] Tweets de Rémy Lérignier, 1er novembre 2021.
[22] How is open access publishing going down with early career researchers ? An international, multi-disciplinary study, Profesional de la información, v. 29, n. 6, e290614. Extrait : « Most importantly, there were more advantages and fewer disadvantages to OA publishing [...]. Among the many reasons cited for publishing OA the most important one is societal, although OA is seen as especially benefiting ECRs in career progression. Cost is plainly considered the main downside. »
[23] Particulièrement du Secrétariat général du Gouvernement (SGG).
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