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Selon une étude randomisée

Les juges de la Cour suprême irlandaise sont directement influencés par Wikipedia
Et les nôtres par la doctrine ? Assez peu

Brian Flanagan, professeur à la faculté de droit, Université de Maynooth en Irlande a mis à jour son article sur l’influence de Wikipedia sur le raisonnement judiciaire, initialement publié en juillet 2022 [1].

Selon le résumé, l’article « étudie l’influence sur les jugements juridiques d’une source de connaissance juridique omniprésente, mais qui ne fait pas autorité : Wikipedia. En utilisant la première expérience de terrain randomisée [2] sur le terrain jamais entreprise dans ce domaine — l’étalon pour identifier un effet causal — [il montre] que Wikipedia façonne le comportement des juges. Les articles de Wikipedia sur les affaires jugées, écrits par des étudiants en droit [et relus par le professeur] influencent à la fois les décisions que les juges citent comme des précédents et le contenu textuel de leurs opinions écrites. »

Plus précisément, selon l’étude, l’existence dans Wikipedia d’une entrée sur une jurisprudence irlandaise augmente de 23% — un niveau qui n’a rien à voir avec le hasard, les auteurs s’en sont assurés — les citations de cette même jurisprudence faites par les juges suprêmes irlandais.

Malgré les critiques des juges de la cour suprême irlandaise, l’auteur principal de cette recherche a déclaré : « Notre conclusion reste inchangée : la meilleure explication de nos résultats est que les juges ou leurs assistants utilisent Wikipédia. » [3].

Le "paper" révisé conclut toujours : « Les juges, et leurs greffiers, sont humains et sont confrontés à des rôles surchargés qui exigent de la rapidité, et ils pourraient donc être tentés d’utiliser Wikipedia. Nos résultats montrent qu’ils le font. »

Les auteurs — qui incluent un chercheur du MIT et un universitaire de Cornell —, ont visiblement anticipé le tir de barrage qui allait leur être opposé et ont bardé leur contribution de notes de bas de page : comme dans une bonne vieille thèse de droit civil, il y en a autant que de texte !

J’ai interrogé Brian Flanagan par Twitter :

« EB : Avez-vous fait une comparaison avec les commentaires publiés sur Westlaw et Lexis ? Sous-entendez-vous que tout site web gratuit et très visité aurait une influence similaire ?

BF : Non, nous n’avons pas fait de comparaison. Mais nous pouvons être sûrs que Wikipedia a une influence indépendante. Oui, en principe, un autre site web pourrait avoir une telle influence. Mais Wiki a une visibilité sur les moteurs de recherche que les autres sites web n’ont pas — il apparaîtra en première position sur Google.

EB : Je comprends votre point de vue, il est valable. Mais quand même, ce serait mieux d’avoir des comparaisons. Lexis et Westlaw sont également très consultés, je serais donc très intéressé [par une comparaison ou des études similaires sur Lexis ou Westlaw]. »

NB : sur l’importance de la doctrine américaine pour les juridictions US, une démonstration scientifique.


La Cour à Dublin

Des conclusions impressionnantes et qui donnent à réfléchir sur l’effet des publications gratuites sur Internet sur les décisions judiciaires.

Face au risque de biais inclus dans les articles de Wikipedia — certes généralement fiable —, les auteurs vont jusqu’à plaider pour que les juristes professionnels alimentent et certifient eux-mêmes Wikipedia ou autre initiative encyclopédique juridique.

Les éditeurs juridiques français mais surtout les cours suprêmes françaises (Cour de cassation, Conseil d’Etat et Conseil constitutionnel français) devraient prendre note de la "découverte" des auteurs et aussi de leur suggestion.

L’étude de Thompson et Flanagan nous semble en effet valider les récents efforts des cours suprêmes pour publier davantage de newsletters et de communiqués de presse afin de contrôler la diffusion et l’impact de leur propre jurisprudence. On pense par exemple au lancement des newsletters des chambres de la Cour de cassation depuis 2020, à la publication beaucoup plus fréquente du rapport du conseiller rapporteur, mais aussi à la publication depuis fort longtemps par le Conseil constitutionnel, en même temps que sa décision, d’un communiqué sur celle-ci.

Après tout, les éditeurs juridiques pratiquaient l’art de la newsletter bien avant les juridictions.

Cela pose aussi la question de l’influence — moins forte a priori car moins facilement accessible — de la doctrine publiée sur Internet et surtout sur les plateformes et revues papier payantes des éditeurs juridiques français. Là, on a un peu de littérature et la réponse est :

En France, les juges lisent la doctrine (surtout ceux des juridictions suprêmes), mais ils ne vont jamais citer leurs lectures dans leurs décisions parce qu’ils ne veulent pas donner l’impression d’être liés par une doctrine et que la jurisprudence n’est pas censée créer du droit.

Emmanuel Barthe
documentaliste juridique, veilleur

Notes

[1Trial by Internet : A Randomized Field Experiment on Wikipedia’s Influence on Judges’ Legal Reasoning, par Neil Thompson, Brian Flanagan, Edana Richardson et al., Legal SSRN, 22 juillet 2022. Publication à venir dans Cambridge Handbook of Experimental Jurisprudence, dirigé par Kevin Tobia, Cambridge University Press.

[2Ou étude en double aveugle.

[3Judges and academics in fresh row over research claiming Wikipedia used for judgments, par Marie Carolan, The Irish Times, 8 février 2023. It’s so easy to cheat with technology that even judges are doing it, par Torsten Bell, The Guardian, 4 février 2023.

[5Voir à la fin de ce billet : La doctrine et la jurisprudence.