Appuyez sur Entrée pour voir vos résultats ou Echap pour annuler.

Legifrance ou la critique, rançon du succès
Taille des caractères, mise en page, pertinence du moteur ...

Nous sommes à J+26 du lancement de la nouvelle version de Légifrance [1]. Après les ralentissements et pannes des premiers jours — bel et bien résolus — des professionnels du droit, enseignants et avocats, lancent des pétitions pour le retour de l’ancienne version de Légifrance :

Les reproches les plus fréquents dans les commentaires sont :

  • n° 1 : le manque de lisibilité du texte (petits caractères)
  • n° 2 : la mise en page illogique pour des professionnels du droit (deux points en partie liés au passage en version mobile)
  • n° 3 : Codes :
    • Google tombe sur des articles qui ne sont pas la version à jour (il faut que le bot de Google se mette à jour ...)
    • la date qui s’affiche en haut à droit d’un article de Code n’est pas la date du jour mais celle de la dernière modification de l’article. Cela crée le doute chez les juristes : ils se demandent si c’est bien la dernière version. Et quand on imprime, même problème
  • n° 4 : le manque de pertinence des résultats.

Derrière ces critiques, on distingue également des habitudes bien ancrées, et qui ont été perturbées par le nouveau site.

Une victoire paradoxale

Toutes ces critiques, aussi virulentes soient-elles, sont paradoxalement une des plus belles victoires du Secrétariat général du Gouvernement (SGG, maître d’œuvre initial de Légifrance) et de la DILA (l’éditeur officiel de l’Etat).

A ses débuts, Légifrance a été vilipendé par les éditeurs qui perdaient l’oligopole de la diffusion en ligne des textes officiels (seuls Adminet et quelques sites ministériels en diffusaient) et de la jurisprudence.

Puis au cours de sa vie par des enseignants, par exemple le professeur Rolin, pourtant a priori ses défenseurs. Puis par ses utilisateurs de base, notamment pour ses trous dans les contenus, ses lenteurs ou ses (rares) plantages.

Les critiques acerbes sur Légifrance sont donc aussi vieilles que le site. Elles sont la rançon du succès et de la dépendance des juristes envers lui. Dès 2007, c’est un juge américain qui le citait. Même les forums pour les particuliers le citent. Martine Degusseau, la grande dame de la DJO, devait être fière. Et dans les commentaires sous la pétition du professeur Rolin, la professeure Bénédicte Bévière-Boyer qualifie elle-même Légifrance de « service public majeur ». Le signe du succès, donc. Après, tout, Légifrance demeure le 2e site public de France en terme de visites.

Des lenteurs vite disparues

A propos des lenteurs de Légifrance les jours qui ont suivi son lancement (12-15 septembre) : aux deux migrations de Légifrance auxquelles j’ai assisté avant celle-ci, les bots se ruaient pour refaire leur index et leurs liens. C’est probablement en partie ce qui s’est passé à nouveau. Et puis les tests de montée en charge ne peuvent pas tout prévoir. Or Légifrance est un des plus gros sites gratuits français en nombre de pages ...

Le 16 septembre, et depuis, je n’ai pas rencontré le moindre problème de lenteur ou plantage. La DILA confirme par ailleurs que leur cause a été identifiée et traitée.

Une refonte globale inévitable

Le site n’avait que très peu évolué depuis la dernière version de 2008. Son moteur disparaissait du marché [2]. La consultation sur mobile devenait majoritaire. Le trafic avait énormément augmenté : rien que pendant le confinement (mars-mai 2020), il avait pris + 10% [3].

Consciente néanmoins à la fois que l’évolution a été brutale, que le site a besoin d’améliorations et que la tendance actuelle est aux évolutions progressives, en mode dit "agile", la DILA envisage désormais une évolution par mois [4].

Des pertes

En même temps, après s’être beaucoup enrichi en contenu et fonctionnalités (arrêts Cass. inédits, accords d’entreprise ...), Légifrance a été victime du syndrome "qui-trop-embrasse-mal-étreint-surtout-en-période-de-RGPP/MAP-et-d-open-data" — une période pendant laquelle les effectifs au sein des deux "constructeurs" majeurs de Légifrance, le SGG et la DILA (ex-Journaux officiels) ont reculé et pendant laquelle le mythe de l’open data et celui, lié, de la Tech sont devenus l’alpha et l’oméga de la politique de diffusion des données publiques. Et donc : cure d’amaigrissement pour Légifrance.

Quand on voit les importants abandons sur Legifrance listés ici et la disparition de la Base de donnés juridiques de la fonction publique (fermée en 2017), une possibilité à moyen terme serait que Légifrance ne diffuse plus que Journal officiel, Codes, circulaires et Constitution.


Le trou noir des contenus et fonctionnalités disparus

Des fonctionnalités utiles ont été perdues et clairement, la pertinence du moteur, la mise en page/taille des caractères et l’ergonomie de l’interface de recherche avancée sont à revoir. Mais le portage sous smartphone est une nette amélioration et il fallait le faire.

Version mobile

Pourquoi Légifrance est-il passé sous version mobile ? Et la taille des caractères, est-ce si grave ?

Le passage sous version adaptée aux mobiles s’est fait, selon toute probabilité, parce que :

  • depuis environ 2016 les appareils mobiles représentent plus de 50% des visites de la très grande majorité des sites web (mais je n’ai pas le chiffre pour Legifrance ; question pour la DILA : avez-vous ce chiffre ?). Certes, les particuliers sont les premiers à surfer sur mobile
  • la majeure partie de l’ancien Légifrance s’affichait très mal et trop petit sous smartphone
  • passer en version smartphone est une injonction qu’ont suivi ou suivent presque tous les sites publics (et privés). La Cour de cassation est un des très rares sites à faire exception
  • Légifrance s’est toujours considéré comme destiné d’abord au grand public (rappel : il participe du service public d’accès au droit). Et moins aux professionnels. Qui sont pourtant ses principaux utilisateurs (une contradiction aussi vieille que le site) et le consultent surtout au bureau sur des PC grand écran. Mais veulent aussi vérifier une JP ou un article de Code dans le taxi ...

Pourtant, ce n’est pas si grave :

  • déjà, dans son navigateur web, l’utilisateur peut régler la taille des caractères pour un site web donné (et lui seul) une bonne fois pour toutes (CTRL + molette de la souris, ou Menu > Zoom)
  • la taille de la police de caractère par défaut n’a pas changé, en fait. En revanche, le problème vient en partie de ce qu’elle n’est plus noire sur blanc, autrement dit le contraste est moins net
  • la DILA pourrait grossir un peu la taille des caractères par défaut pour les appareils non mobiles et augmenter le contraste. Personnellement, j’y suis favorable.

"Constructiviser"

Enfin, il faut peut-être relativiser. Déjà, peu d’éditeurs ont une vraie version mobile. Ensuite, en 2006 déjà, Légifrance se prenait des volées de bois vert ... Et à chaque nouvelle version, les critiques ont fusé puis les améliorations sont venues, certes lentement [5] (EUR-Lex a vécu des choses semblables). Enfin, dans le cas présent, il ne faut pas oublier que la version actuelle a été en bêta test pendant 11 mois.

Donc, amis juristes, il est temps pour la critique de devenir constructive car le service public doit désormais faire autant avec moins. Tout en développant les API (c’est là qu’a été mis l’accent), au nom de la facilitation de la diffusion du droit français mais aussi de Légifrance puisque le site lui-même est entièrement bâti sur ces API.

Donnez votre avis sur Légifrance, de préférence sur le site. Surtout, donnez des exemples, des liens, des copies écran et faites des suggestions concrètes.

La DILA est consciente des problèmes de lisibilité et de versions pas à jour trouvées par Google et y travaille déjà [6].

On pourrait aussi préconiser une écoute plus tournée vers les groupes d’intérêts, par exemple les professionnels de la documentation juridique réunis dans le groupe de travail Juriformation [7]. Ils dialoguent avec tous les éditeurs depuis 15 ans pour tester et aider à améliorer les versions futures de leurs plateformes. A cet égard, les épisodes précédents de la série "Le Légifrance nouveau est arrivé" donnent une impression de déjà vu et ont pu faire penser que les pouvoirs publics consulteraient cette fois plus largement.

Donc, oui, il reste pas mal de chantiers sur le nouveau Légifrance. Espérons que toute la communauté pourra y aider.

Emmanuel Barthe
juriste documentaliste, veilleur, formateur, spécialiste des données publiques juridiques

PS : aller voir la version bêta et dialoguer en amont avec la DILA reste le meilleur moyen de faire passer les messages. Je peux dire, par expérience [8], que c’est la méthode la plus efficace pour espérer faire corriger ce qu’on estime être les points les plus gênants. La version bêta a quand même été en test pendant près d’un an. Votre serviteur a été un des rares à aller la passer en revue (novembre 2019, posté sur ce blog). A cette époque, hors la communauté des documentalistes juridiques, quasi-personne ne se souciait de la future version de Légifrance.

Notes

[2Entretien DILA avec l’auteur, 8 octobre 2020.

[3Entretien DILA avec l’auteur, 8 octobre 2020.

[4Entretien DILA avec l’auteur, 8 octobre 2020.

[5Qu’on le déplore ou le défende, le temps et les moyens de l’administration n’ont jamais été ceux du privé.

[6Entretien avec l’auteur, 8 octobre 2020. Voir la mention de ce correctif au 7 octobre dans la page À propos de cette version : « optimisation des redirections des liens de l’ancien Légifrance (notamment via les moteurs de recherche, les sites institutionnels, etc.) » Autre correctif apporté le 30 septembre : « correction des redirections et des liens de citation conduisant à "Pas de contenu disponible à cette date" et des liens de type : https://www.legifrance.gouv.fr/WAspad/UnArticleDeCode?code=CPENIMIL.rcv&art=L29 »

[7Transparence : j’ai co-fondé Juriformation en 2005, avec Hélène Duchesne, au sein de l’association Juriconnexion.

[8J’ai co-fondé et animé longtemps le groupe de travail Juriformation, dont c’est l’activité que de dialoguer avec les éditeurs, en amont des modifications et des nouvelles versions de leurs plateformes.