Appuyez sur Entrée pour voir vos résultats ou Echap pour annuler.

Le réchauffement climatique va-t-il à terme menacer le stockage numérique ?
... et donc l’édition et ses plateformes en ligne ? (Sans oublier l’empreinte écologique des livres papier)

Début novembre 2022, comme le notait une collègue responsable d’un centre de documentation juridique, un éditeur annonçait par email que, sous prétexte de participer modestement à sauver notre monde, il passait une revue en format uniquement numérique. Exit le papier donc.

Le carbone des éditeurs en ligne et des legaltech

S’il est évident que c’est bon pour les arbres, notre collègue faisait toutefois remarquer que c’est aller un peu vite en besogne en occultant que :

  • le numérique (en anglais : "digital") était responsable en 2020 de 2,5% du total des émissions de gaz à effet de serre en France (16,9 millions de tonnes de CO2) [1]. 2,5%, cela semble peu, mais cela devrait doubler d’ici 2025 selon l’ADEME citant The Shift Project voire tripler d’ici 2040. Autre estimation, venant du Gartner Group, et resserée elle sur la seule IA : si les pratiques actuelles en matière d’IA restent inchangées, l’énergie nécessaire au machine learning ainsi qu’au stockage et au traitement des données associées pourrait représenter jusqu’à 3,5 % de la consommation mondiale d’électricité d’ici 2030 [2]. Cela dit, il y a un débat sur l’importance de cet impact [3]. Dans son avis de juin 2023 sur les aspects concurrentiels du cloud, l’Autorité de la concurrence française (ADLC) mentionne en conclusion [4] :

    « Les développements dans le secteur du cloud seront probablement également influencés par des considérations mondiales plus larges, comme [...] l’importance croissante de l’empreinte environnementale. »

    Quant au Gouvernement, le 4 juillet 2023, il « présentait la feuille de route de décarbonation du secteur du numérique, issue de plusieurs mois de travaux menés avec les acteurs du secteur du numérique dans le cadre du Haut comité pour le numérique écoresponsable (HCNE) »

  • passer au tout numérique fait faire des économies importantes à l’éditeur mais pas au client – on a rarement vu des baisses de prix à cette occasion
  • enfin, nous perdons, en tant que client, notre fond documentaire pérenne : si un jour on doit résilier l’abonnement à la base de données ou le site/la base crashe ou encore l’éditeur disparaît (et on sait que ce ne sont pas des fictions [5]), eh bien, les archives aussi.

Nous payons donc pour une consommation à un moment T pour une durée non définie et non pas pour un produit dont on devient propriétaire définitivement comme auparavant avec la version papier. Ce n’est donc plus un produit durable.

Le carbone du cloud et de l’IA

Plus haut, on ne parlait que de la France, donc pas du CO2 émis par toutes les instances de cloud basées à l’étranger, notamment aux Etats-Unis ou en Irlande ni du CO2 importé du fait de la construction des appareils hors de France. Or, sans être actuellement l’industrie la plus impactante en termes de gaz à effet de serre (et de loin), les serveurs et data centers participent au réchauffement climatique. Il suffit de lire la bibliographie en fin de billet pour s’en convaincre.

Certes, les serveurs font des progrès pour abaisser leur empreinte carbone. Mais comme la consommation de tera-octets et de bande passante ne cesse d’augmenter ... Sans parler de leur part croissante dans la consommation et la demande d’énergie. Ni des besoins en eau de nos centrales nucléaires pour leur refroidissement, besoins dont il est évident qu’ils seront à l’avenir contrariés par les canicules ... [6]

Quant à l’IA, en tout cas le dernier cri du machine learning (ML), les "large language models" (LLM) et autres chatbots à la GPT, c’est une très grosse émettrice de CO2, dixit la revue MIT Technology Review, surtout, une fois de plus, si on prend en compte le CO2 émis pour fabriquer les serveurs [7]. Pour citer Les Echos :

« On passe d’un modèle d’IA extractive, qui cherchait l’information sur une page et la faisait remonter dans les recherches Google, à une IA générative, qui crée la réponse de toutes pièces. "Cela crée du contenu, donc c’est plus énergivore pour la même information". »

Le refroidissement des data centers des LLM nécessite une quantité d’eau gargantuesque. On utilise généralement des tours de refroidissement reposant sur l’évaporation d’eau froide. Ce système requiert énormément d’eau : un échange de 25 à 50 questions avec ChatGPT équivaut à renverser un demi-litre d’eau fraîche par terre.

A propos des tablettes et autres Kindle, selon l’éditeur indépendant Julien Massot, « le bilan écologique comparé du livre numérique et du livre papier est assez difficile à réaliser. Il existe plusieurs études mais la plupart du temps elles sont partisanes et les chiffres varient à la faveur du commanditaire. » [8]

Certes, il y a des efforts pour réduire la taille des ensembles de données utilisés pour former les modèles. Mais l’usage grandissant très vite des LLM et leur démocratisation prévisible (GPT-2 fonctionne déjà sur des PC) laissent clairement entendre que leur participation au réchauffement n’est pas prêt de reculer.

Pour citer là encore Les Echos : « Le secteur de la tech a conscience de son empreinte carbone grandissante. La plupart des entreprises cherchent à "compenser" leurs émissions de gaz à effet de serre en achetant des crédits d’énergies renouvelables. Il s’agit d’inciter les producteurs à investir dans les énergies propres en les rémunérant pour l’énergie produite, en plus du prix de marché. Mais cela ne résout pas tout. » Doux euphémisme. Carbone 4 parle en effet à propos des GAFAM d’une « prétendue meilleure performance carbone du cloud ».

Si dans 15 ans, avec les étés fournaises à 49 ou 50° C. pendant deux mois sur l’Ile-de-France [9], on oblige les hyperscalers et les data centers à moins réchauffer l’air extérieur et à diminuer leur consommation d’électricité et donc à rationaliser ce qui est conservé en ligne [10] ... les suppressions massives de collections papier auront-elles l’air aussi justifiées qu’aujourd’hui ?

La pollution du papier

L’empreinte écologique du papier n’est pas non plus exempte de reproches.

Selon un article du Monde [11] :

« L’étape la plus délétère reste la fabrication du papier. Selon l’Office international de l’eau, la fabrication d’un kilogramme de papier nécessite plus de 500 litres d’eau. Et celle-ci reste polluée longtemps après avoir été utilisée. [...] Pour limiter ses dépenses, l’industrie papetière fonctionne de plus en plus en circuit fermé, en réutilisant l’eau. Cela lui a permis de réduire sa consommation de 55 % au cours des trente dernières années et de plus de 80 % si l’on remonte aux années 1970. »

L’éditeur indépendant Julien Massot complète en rappelant que plusieurs initiatives écologiques dans le secteur de l’imprimerie en France ont échoué du fait que le marché n’était pas prêt à payer leurs coûts de production plus élevés et le consommateur pas prêt à lire sur un papier recyclé souvent moins souple et moins blanc [12].

Selon lui, le label Pan European Forest Certification (PEFC), « qui permet d’identifier la provenance du bois venant de forêts gérées durablement, et qui a cependant été critiqué par des ONG [13], est pour le moment le meilleur choix à défaut d’autres possibilités comme des papiers recyclés ».

Florent Massot donne beaucoup d’autres pistes pour réduire l’empreinte carbone des livres, notamment sur leur recyclage. Par exemple :

  • « le papier peut être recyclé 6 à 7 fois au maximum. Au-delà, la fibre est cassée et inutilisable. Il est donc nécessaire pour les éditeurs de s’efforcer à baisser le nombre de livres mis au pilon »
  • « le think tank Shift Project qui travaille sur ces questions estime que la distance parcourue [en tranports] lors des différentes étapes de cycle de vie d’un livre pourrait être divisée par 20 »
  • « la surproduction [de livres papier, qui] vient surtout de ces grands groupes qui inondent les librairies de livres qui tiennent parfois plus du renvoi d’ascenseur ou du copinage que de livres sélectionnés pour leur qualité et donc de livres qui ne seront pas forcément lus mais qui sont là pour rendre service ».

Emmanuel Barthe
bibliothécaire documentaliste


Les recommandations du Shift Project pour le secteur de l’édition et de la librairie.

Bibliographie

Pics de chaleur en France d’ici 2100

Centrales nucléaires et eau/canicule

Edition et écologie

Informatique/Internet et réchauffement climatique

LLMs et réchauffement climatique

Data centers/cloud et réchauffement climatique

Notes

[1Source : NAR - 2ème Réunion du Haut comité pour le numérique écoresponsable, mardi 4 juillet, communiqué de presse Bercy, 3 juillet 2023.

[2Gartner Unveils Top Predictions for IT Organizations and Users in 2023 and Beyond, communiqué Gartner Group, 18 octobre 2022. Cité in Turns out there’s another problem with AI – its environmental toll, par Chris Stokel-Walker, The Guardian, 1er août 2023.

[3Voir le fil de discussion sur Twitter lancé par Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique, et le plaidoyer de Rexecode pour l’industrie française du numérique.

[4Avis ADLC 23-A-08 du 29 juin 2023 portant sur le fonctionnement concurrentiel de l’informatique en nuage ("cloud"), PDF, 200 p. Le gras est de nous.

[6Par ailleurs, leurs rejets peuvent abîmer la faune et la flore des fleuves.

[7We’re getting a better idea of AI’s true carbon footprint, par Melissa Heikkilä, MIT Technology Review, 14 novembre 2022.

[8Les coulisses écologiques de l’édition, par Julien Massot, Mr Mondialisation, 19 septembre 2023.

[9En 2100, on peut prévoir, vu le peu d’effets des COP et autres initiatives gouvernementales, des pics à 55 degrés dans l’Est et le Nord de la France. Donc en 2050 ...

[10Comme dans l’exceptionnelle bande dessinée / roman graphique Préférence système d’Ugo Bienvenue (Denoël, 2019).

[11Dans l’édition, une amorce de prise de conscience écologique, par Lola Dubois, Le Monde.fr, 25 août 2023.

[12Les coulisses écologiques de l’édition, par Julien Massot, Mr Mondialisation, 19 septembre 2023.

[13Pour ses failles systémiques qui autorisent la déforestation et permettent à des entreprises parfois douteuses en matière de droits humains de bénéficier de la certification.