La valeur des thèses de droit — Ou la quête du 3e sens
Réponse à Nicolas Ochoa
Ce billet est ma réponse aux remerciements [1] de Nicolas Ochoa, juriste en droit des données personnelles et auteur d’une thèse innovante sur cette matière [2], thèse que j’ai signalée et soutenue sur ce blog.
« Merci M. Ochoa. Merci (bis).
C’est la première fois qu’un docteur en droit, allez disons le mot, un ex-thésard (je sais, ils n’aiment pas ;-), me remercie publiquement pour mon soutien, ma "défense et illustration" d’une thèse.
Cela fait 20 ans que les thèses de droit me passionnent, que j’y vois un summum de l’ouvrage de droit au sens où on peut y creuser un sujet au maximum et, cerise sur le gâteau, y exposer de véritables découvertes. Le chercheur en thèse est pour moi comme un mineur de fond qui creuse à la recherche à la fois de charbon (pour permettre aux autres juristes de chauffer leurs propres masures intellectuelles) mais aussi d’or (lorsque, comme vous, on renouvelle le genre en fondant une nouvelle explication de la façon dont la matière fonctionne).
J’ai terminé récemment une série de billets sur les thèses de droit qui m’ont demandé pas loin d’une centaine d’heures de travail [3]. Cela fait 20 ans que je défendais — avec succès — l’achat de thèses dans les cabinets d’avocats où j’ai travaillé. J’ai voulu prouver, publiquement cette fois, que les thèses en droit avaient de la valeur pour les praticiens et que leur diffusion en open access n’était pas synonyme de faible qualité, bien au contraire. Je crois que la sélection de plus de 200 thèses de droit que j’ai publiée, "ça le fait" [4]. Si certains en doutaient encore, la publication du texte intégral gratuit de la thèse de Marie Malaurie-Vignal sur theses.fr avant même sa publication en version imprimée à la Bibliothèque de droit privé de la LGDJ est certainement une preuve ultime et symbolique.
Veilleur législatif, je suis convaincu que beaucoup de textes officiels comportent, de manière voulue par leurs auteurs ou inconsciente, un double voire un triple sens. Le sens premier est le sens communicationnel, celui porté par le titre du texte officiel sinon par le dossier de presse du ministère. Le second n’est connu, en tout cas initialement, que des initiés : les hauts fonctionnaires, magistrats, consultants auteurs du texte officiel et les grands spécialistes du sujet traité. Mais le troisième est véritablement caché : il résulte de pressions diffuses de la société, de tabous, de l’application concrète et quotidienne de ce texte (la pratique comme disent les juristes), du temps qui passe et change l’interprétation par la jurisprudence, voire d’une lecture innovante, jamais faite, du texte.
C’est ce troisième sens que vous avez déterré dans votre propre travail. Et vous allez peut-être me contredire, mais j’ai l’impression que la Quadrature du Net vient de découvrir un troisième sens au RGPD himself [5]. En fait, je vois bien le titre du court métrage qu’il faudrait tourner : "À la recherche du 3e sens" ou "La quête du 3e sens" :-)
Il est bien dommage que l’Université n’ait pas voulu de vos compétences, de votre franchise et de votre enthousiasme. Mais je gage que, tout comme Thiébaut Devergranne ou Olivier Itéanu, votre poste ne vous empêchera pas de continuer à écrire, fût-ce pour, comme votre serviteur, "bloguer". Je vois que LinkedIn accueille déjà certains de vos écrits. Il y en a deux que j’ai repérés [6]. D’ailleurs, quand je vois monter la qualité des posts sur les sites juridiques (et leur quantité) — je pense à des sites comme LEXplicite ou Lexology qui sont de véritables blogs collectifs — je me dis qu’il n’y a aucun déshonneur à publier ainsi.
Pour moi, il existe d’ailleurs une liste (pas encore publiée, elle ;-) des sites/blogs juridiques dont le contenu équivaut à de la doctrine en ce que que ces posts, aussi brefs soient-ils, font "avancer le schmilblick". Toute modestie mise à part, si mon blog s’est vu attribuer un numéro ISSN par la Bibliothèque nationale de France, c’est que les spécialistes de la partie le considèrent comme pas loin de l’équivalent d’une revue.
Si jamais vous fondez un blog ou écrivez sur le site de votre employeur, j’irai vous lire. Parce que la doctrine, c’est le sens, et qu’il n’y a de sens en droit que par ces êtres humains qu’on appelle auteurs, chercheurs, avocats, magistrats ou encore praticiens.
Emmanuel Barthe
bibliothécaire documentaliste juridique ou juriste documentaliste, comme vous voulez ;-) »
Notes
[1] Voici l’extrait de son billet sur LinkedIn : « Je pense au professeur Daniel Tricot qui, lors de sa remise du prix de thèse de l’AFDD, m’avouât entre deux coupes de champagne que, quoique privatiste, il considérait que j’ouvrais avec ma théorie de l’échelle de policiarité et ma conception de la police un champ de renouvellement d’une ampleur insoupçonnée pour... le droit privé ! Pour mémoire, je suis publiciste, comprenez ma surprise !
Je pense au professeur Jean Frayssinet, cette légende vivante du droit des données personnelles. Un chercheur dont j’ai lu tous les travaux que j’ai pu trouver, dont j’ai critiqué certains, mais dont l’oeuvre m’a accompagné durant toutes ces années de thèse. Et bien figurez-vous que je l’ai vu lors d’un colloque récent, et que la dernière chose à laquelle je pouvais m’attendre était qu’il me complimente pour propre travail. J’en suis tombé des nues !
Je pense à Monsieur Emmanuel Barthe, documentaliste juridique qui a écrit des choses que j’ai trouvé particulièrement gentilles sur mon travail. Il a vraiment compris ce que j’ai voulu faire durant ces huit années, et je le remercie très sincèrement pour cela. »
[2] Le droit des données personnelles, une police administrative spéciale, par Nicolas Ochoa (dir. Catherine Teitgen-Colly), thèse, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014.
[3] Voir Tout sur les thèses de droit.
[4] Voir notre billet Les "meilleures" thèses en droit disponibles en open access (2000-2017).
[5] Richard Stallman, le RGPD et les deux faces du consentement, par Lionel Maurel, S.I.Lex, 5 avril 2018. Le RGPD va rebooter Internet : ouvrons le combat, La Quadrature du Net, 25 mai 2018, tribune de Marne et Arthur, instigateurs de la campagne de plaintes collectives contre les GAFAM. Données personnelles et vie privée : ce qui va changer avec le RGPD, vidéo de la conférence de Lionel Maurel à l’Université de Technologie de Compiègne (UTC), 11 mai 2018.
[6] Création de la Ligue pour la Protection des Données Personnelles (LPDP), par Nicolas Ochoa 28 janvier 2018. Les carences de la CNIL. A propos d’une décision récente (délibération du 15 juin 2017 - Sté BDE)
par Nicolas Ochoa, 17 juillet 2017.
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