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Jean-Denis Bredin et Loïc Cadiet sur la doctrine et la jurisprudence

La doctrine et la jurisprudence
Une relation où l’un s’efface au profit de l’autre — alors que l’autre a besoin de l’un pour être détectée et valorisée

TL ;DR : Les praticiens (avocats et magistrats) préfèrent les décisions de justice. Mais pour y arriver avec rapidité et fiabilité, il leur faut passer par la doctrine. Même la jurisprudence au sens le plus exigeant du terme se construit largement par la doctrine.

En 1981, dans les Mélanges Hébraud, Jean-Denis Bredin publiait un article qui reste largement d’actualité sur la jurisprudence et la doctrine [1]. L’auteur était un avocat d’affaires célèbre, fondateur d’un des grands cabinets de la place.

Quelques extraits :

« Le discrédit de la doctrine est lié à une exaltation naïve de la moindre jurisprudence. Autre observation pour servir notre constat : les avocats, et tous ceux qui représentent et défendent, ne s’appuient que rarement sur les auteurs fussent-ils "indiscutés" : encore ne le font-ils qu’avec d’extrêmes précautions et en très petite dose. Car les auxiliaires de Justice, fréquentant les juges, et cherchant à ne point les heurter, n’ignorent pas que le recours à la doctrine est une démarche insolite qui risque d’être mal accueillie. »

« Il est clair qu’aujourd’hui, la décision d’un juge d’instance, pourvu qu’elle soit élevée à la dignité d’un jugement publié, pèserait autrement dans le débat judiciaire que l’opinion de cinq Ripert, s’il s’en trouvait. »

« Bien sûr, il faudrait nuancer. Ce qui précède exagère – un peu – la réalité judiciaire. Toute caricature, qui grossit des traits exacts, aide à apercevoir la vérité. Pour être très précis, il faudrait dresser l’inventaire des voies détournées par quoi la doctrine maintient son influence sur le juge. »

« Nous vouant au service de la jurisprudence, par nos livres et nos notes, nous y avons, bien sûr, livré nos étudiants. La grande majorité des thèses sont devenues des jeux de patience, savants assemblages de décisions disparates : avec pour meilleure ambition de leur chercher une unité, une cohérence, très souvent artificielles, par un renversement singulier qui fait du principe non la grande lumière qui pourrait éclairer les décisions des juges, mais le faisceau rassemblé de leurs fragiles lueurs. Quant aux étudiants de premier et de second cycle, nous les avons condamnés au commentaire de jurisprudence, exercice "pratique" qui a vite absorbé les autres. »

« L’effacement de la doctrine, le discrédit de la loi, l’exaltation du "précédent", la montée de l’équité, ce ne sont sans doute que des signes, parmi d’autres, d’un phénomène maintes fois décrit : le déclin du Droit. »

Sur ce sujet, on devrait aussi citer le professeur Cadiet, interviewé en 2022 par Predictice [2] et qui a beaucoup travaillé sur ce qu’est la jurisprudence lors de la rédaction de ses deux rapports sur l’open data des décisions de justice [3] :

« [C’est] un fait historiquement établi, que [...] le travail documentaire des éditeurs a contribué à la création de la jurisprudence. Pour que la jurisprudence puisse se former, il faut que les jugements soient connus, donc qu’ils soient publiés. La jurisprudence est la combinaison d’un mécanisme juridictionnel et d’un mécanisme documentaire dans lequel la doctrine a traditionnellement joué un rôle majeur (il suffit d’évoquer Labbé et Capitant). C’est un ménage à trois. La jurisprudence n’est pas donnée ; elle est construite et, traditionnellement, la doctrine, de conserve avec les éditeurs juridiques, joue un rôle essentiel dans cette élaboration : c’est la doctrine qui met en relief certaines décisions de justice, en raison de leur intérêt juridique, et procède à leur rapprochement de nature à faire apparaître l’existence de lignes jurisprudentielles, cohérentes ou divergentes, dans le cadre d’un travail d’éditorialisation. »

NB : la doctrine elle-même est une création de la ... doctrine et des éditeurs au 19e siècle. Comme le montrent Christophe Jamin et Philippe Jestaz dans leur ouvrage La doctrine (Dalloz, 2004) [4]., la référence aujourd’hui usuelle à la doctrine n’apparaît en France que vers 1850.

Encore faut-il distinguer jurisprudence (une sélection de décisions faisant autorité) et décisions de justice (l’ensemble, la masse exhaustive — ou presque). Le texte de Jean-Denis Bredin les confond en partie. Lorsqu’il parle de la « moindre jurisprudence », il parle en réalité de la « décision d’un juge d’instance » mise en avant par sa publication ou sa citation dans une plaidoirie. Celui de Loïc Cadiet ne fait pas cette confusion, chez lui la jurisprudence est bien une sélection.

Si je peux compléter, de par mon expérience de documentaliste juridique, j’ajouterais que :

  • même dans un domaine comme le droit administratif, considéré comme créé essentiellement par la jurisprudence du Conseil d’Etat, la doctrine a joué un rôle non négligeable : nombreux sont les commentaires d’arrêts rédigés par ... des magistrats du Conseil d’Etat (AJDA, revues de droit fiscal ...). La thèse de Maryse Deguergue (1994) sur l’élaboration du droit de la responsabilité administrative [5] est très claire : « Dans la construction des régies relatives à la responsabilité des personnes publiques, en dehors de tout texte, le juge administratif a subi l’influence, souvent à son insu, des courants d’opinion de la doctrine tant universitaire qu’administrative. C’est donc suivant la méthode déductive qu’ont été posées les règles de la responsabilité administrative, sous l’influence de la doctrine. Celle-ci aura été naturellement moins perceptible, lorsque des textes particuliers ou des principes déjà éprouvés en droit administratif ou en droit civil auront inspiré le juge. »
  • plus les responsabilités de l’organisme juridique ou judiciaire sont élevées, plus le niveau de ses juristes/avocats l’est aussi et plus alors ils travaillent avec et exigent de la doctrine. Que ce soient des universitaires, des magistrats ou des avocats. La demande de doctrine sera donc clairement supérieure chez les conseillers de la Cour de cassation ou du Conseil d’Etat par rapport aux juges des tribunaux de première instance. Et dans les grands cabinets d’avocats
  • dans la très grande majorité des cas, la doctrine accélère et fiabilise nettement la résolution du problème. Il y a de nombreux cas où c’est elle seule qui donne la solution en pointant vers les bonnes jurisprudences voire en établissant un principe sans décision
  • dans les cabinets d’avocats, ce sont les collaborateurs seniors et of counsel (les bras droits des associés) qui enseignent aux jeunes à utiliser la doctrine (et les ouvrages à mise à jour) et vérifient qu’ils l’ont consultée
  • le droit français étant un droit textuel, ces mêmes avocats seniors vont souvent réapprendre aux jeunes à lire les textes — et non les jurisprudences — pour les réinterpréter s’il le faut.

Côté magistrats, il semble que les pratiques n’ont pas changé, malgré la multiplication et l’accessibilité des bases de données juridiques. La doctrine donne un cadre général, mais au final, dans leur prise de décision, il s’appuieront sur la jurisprudence signalée (ou pas) dans la doctrine en question.

Emmanuel Barthe
juriste documentaliste

Notes

[1Remarques sur la doctrine, par Jean-Denis Bredin, JCP G, 20 septembre 2021, 963, p. 1686. Article issu des Mélanges Hébraud, Presses Universitaires de Toulouse, 1981 et republié donc à la Semaine juridique édition Générale de 2021.

[2La jurisprudence à l’heure de l’open data, Blog Predictice, 21 septembre 2022.

[4Les autres ouvrages de référence sur la doctrine sont : La doctrine juridique, par Alain Bernard et Yves Poirmeur, sous l’égide du Centre d’histoire du droit et de recherches inter-normatives de Picardie (CURAPP), PUF, 1993, et Méthodologies du droit et des sciences du droit, par Véronique Champeil-Desplats, Dalloz, 2022.