L’éditeur reste-t-il un point de passage obligé ? Réponse oui, selon les éditeurs
Un rapport d’information du Sénat sur l’état du secteur de l’édition en France face au développement du numérique
Le Sénat vient de publier un rapport d’information sur l’état du secteur de l’édition en France face au développement du numérique : La galaxie Gutenberg face au « big bang » du numérique, rapport d’information n° 468 (2006-2007) de M. Jacques Valade, fait au nom de la commission des affaires culturelles, déposé le 26 septembre 2007 :
« Pendant six mois — entre janvier et juillet 2007 — la commission des affaires culturelles a rencontré quelques-uns des principaux acteurs de la filière du livre — écrivains, éditeurs, bibliothécaires, libraires — pour recueillir leur diagnostic sur les forces et les faiblesses d’un secteur crucial pour la culture, face aux mutations en cours.
Dans un rapport qui résume la teneur de ces entretiens, elle s’attache à formuler un certain nombre de propositions pour valoriser les atouts de la "chaîne du livre" et compenser ses fragilités. »
La Commission a notamment auditionné Jean-Franck Cavanagh, secrétaire général de Lexis-Nexis, et Daniel Rodriguez, président d’Elsevier-Masson. Le compte-rendu de leur audition est également commenté sur ce blog.
Voici deux extraits de ce rapport, des extraits très parlant sur la stratégie et la vision numérique des éditeurs. Les gras et les remarques sont de nous.
L’éditeur reste-t-il un point de passage obligé ?
« On aurait tort de sous-estimer le poids, en France, du secteur de l’édition.
Celui-ci constitue le premier secteur culturel en France, avec un chiffre d’affaires qui représente deux fois celui du cinéma. Il emploie environ 15 000 salariés.
Le monde français de l’édition est cependant constitué de structures très inégales par leur visée et leur importance, que l’on peut schématiquement regrouper en trois sous-ensembles :
- le premier est constitué des deux grands groupes, Hachette et Editis, qui ont connu une montée en puissance concomitante dans les années soixante-dix au temps de la grande croissance du marché du livre, puis un rattachement à des entités conglomérales de plus en plus vastes dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix ; leur prépondérance tient à la fois au fait qu’ils assurent 40 % de la production éditoriale, et à leur rôle dans la distribution et la diffusion, puisqu’ils acheminent plus de la moitié des livres vendus en France ; ils poursuivent aujourd’hui ce mouvement de concentration à un rythme plus maîtrisé ;
- le second est constitué de groupes moyens parmi lesquels figurent des maisons d’édition historiques comme Gallimard et les Editions de Minuit ;
- le troisième, de petites maisons d’édition indépendantes, qui participent à la diversité de la production éditoriale, mais sont confrontées à de graves difficultés notamment en matière de distribution et de diffusion de leur catalogue. »
Où se situent donc les grands éditeurs juridiques que sont Wolters Kluwer France ou LexisNexis SA ? Dans le second groupe ? Ou dans le premier, puisqu’ils sont d’abord les filiales de groupes mondiaux, qu’ils continuent le mouvement de concentration, et qu’ils assurent dans le domaine juridique pas loin de 40% de la production éditoriale ?
Le secrétaire général de LexisNexis SA, pourtant auditionné, n’a peut-être pas cru utile de préciser cela à la Commission.
« La production éditoriale est marquée par deux tendances générales sur le moyen terme :
- une augmentation exponentielle du nombre de titres publiés : de l’ordre de 20 000 en 1990, la production de nouveautés approche les 26 000 titres en 2000 et frôle les 35 000 titres en 2005 ; parallèlement, le nombre des réimpressions augmente dans des proportions analogues : 18 000 titres en 1990, 26 000 en 2000 et 33 500 en 2005 ;
- une diminution concomitante des tirages moyens ; de 8 400 en 1990, ceux-ci sont tombés par étape à 6 000 en 2005.
[...]
Au demeurant de fortes disparités existent entre les secteurs éditoriaux, comme le montrent les données statistiques recensées par le Syndicat national de l’édition.
Certains secteurs ont, en 2005, poursuivi leur progression : la bande dessinée (+5,3 % en valeur et +10,4 % en volume), les publications pour la jeunesse (+15,6 % en valeur et +6,9 % en volume), les ventes de livres au format de poche (+10,6 % en valeur).
D’autres, comme les sciences pures et les sciences humaines, accentuent leur repli. D’autres enfin enregistrent un léger recul en 2005 après une forte progression en 2004, comme la médecine et le droit. »
Léger repli pour les éditeurs juridiques ? D’après l’enquête annuelle de Livres Hebdo sur l’édition juridique (parue dans le numéro de septembre), l’édition juridique française avait très bien marché en 2007. 2006 n’aura été qu’un incident de parcours.
« Ces différents secteurs ne sont pas également concernés par l’arrivée des technologies numériques.
Un consensus assez général se dégage pour considérer que le segment de la littérature — qu’il s’agisse des romans ou des essais — resterait longtemps encore attaché au "livre papier". En revanche, dans le secteur des sciences, dans celui des encyclopédies et des dictionnaires, les technologies numériques présentent des atouts indéniables.
De grands acteurs de l’édition, conscients de ces avantages, ont d’ailleurs fait le choix de l’aborder sous un angle positif et d’y consacrer des investissements importants, qui se sont d’ailleurs révélés très productifs. Ainsi, les responsables de Reed-Elsevier, un des principaux groupes mondiaux de l’édition spécialisée en droit, sciences, enseignement et activités professionnelles, ont-ils indiqué à votre commission que la part du numérique dans leur chiffre d’affaires était passée de 27 % en 2000 à 37 % en 2006.
Le numérique présente en effet un certain nombre d’avantages pour la satisfaction des professionnels et des chercheurs : l’accès immédiat aux données recherchées, leur actualisation régulière, enfin un coût d’accès qui ne cesse de se réduire. »
Si le coût d’accès ne cesse de se réduire, il faut croire que cette baisse n’est pas répercutée puisque les plateformes juridiques en ligne voient leurs prix augmenter en général beaucoup plus vite que l’inflation ... A la grande insatisfaction des professionnels.
« Toutefois, ils ont estimé que, contrairement à leurs craintes initiales, le support papier conservait un intérêt et n’avait donc pas nécessairement vocation à être cannibalisé par l’internet. »
Bien sûr que le papier conserve un intérêt, surtout comme alternative moins coûteuse au numérique.
Mais vu la politique de vente liée papier-numérique pratiquée par plusieurs grands éditeurs juridiques, le risque de cannibalisation dans ce secteur est très faible.
« Les technologies numériques présentent également un intérêt pédagogique certain pour l’enseignement scolaire, et l’école ne peut rester plus longtemps à l’écart d’un monde dans lequel les élèves sont déjà pleinement immergés. »
Traduction en clair : les éditeurs, qui ont déjà bien attaqué le marché universitaire (étudiants, BUs), visent celui du primaire et du secondaire, suggérant à l’Education nationale d’investir plus en ouvrages numériques et aux enseignants de faire acheter du numérique à leurs élèves.
« Il paraît indispensable aujourd’hui, et la profession semble en être parfaitement consciente, que les éditeurs s’attachent à tirer parti du numérique et de l’internet, même si celui-ci les confronte inévitablement au défi de la gratuité qui les contraindra à imaginer de nouveaux modèles économiques : de toute évidence, une encyclopédie en ligne gratuite comme « Wikipédia » modifie radicalement le contexte concurrentiel dans lequel s’inscrivent les encyclopédies traditionnelles. »
La concurrence de Wikipedia et des autres sites à contenu gratuit ou libre comme Legifrance est même telle que les éditeurs adorent dénigrer la qualité du contenu de ces sites et prétendent régulièrement limiter la mise en ligne de contenu gratuit par les administrations et les organismes publics. En invoquant la liberté du commerce et de l’industrie et le respect du droit de la concurrence, voire celui de la propriété littéraire [1].
« L’Internet, qui autorise un contact direct entre l’auteur et son public, ne constitue au demeurant pas, aujourd’hui, l’unique remise en question du rôle d’intermédiaire obligé et exclusif qui était traditionnellement celui de l’éditeur. L’entrée en scène d’un nouvel acteur, l’agent littéraire, a commencé de remettre en question certaines règles du jeu. Leur rôle, encore marginal dans les lettres françaises, contrairement à la situation américaine, a été soudainement mis en lumière à l’occasion du succès des « Bienveillantes » de Jonathan Littell. Outre qu’ils peuvent contribuer à des transferts d’auteur entre maisons d’édition, leur approche tend à morceler la négociation des droits d’exploitation, en distinguant les droits liés à la publication, les droits de traduction et les droits d’exploitation cinématographique ou audiovisuelle. »
A quand des agents littéraires pour les professeurs de droit et leurs équipes de recherche, de facto étroitement liés à des éditeurs/collections/revues ? Mais je rêve ... Ou pas ?
Les éditeurs : un maillon central
« [...] Dans son Livre Blanc pour l’édition, paru en avril 2007, le Syndicat national de l’édition émet, quant à lui, 15 propositions concernant différents volets et aspects de la chaîne du livre. Il porte une attention particulière :
- aux textes d’application de la loi n° 2006-961 du 1er août 2006 relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, « pour éviter une dissémination anarchique des contenus » ;
- aux petits éditeurs ;
- et à la défense de la diversité culturelle. »
Je me demande si les grands groupes de l’édition juridique mondiale sont si intéressés que cela à la défense des petits éditeurs et de la diversité culturelle.
« Sur ce dernier point, rappelons que la loi n° 2006-792 du 5 juillet 2006 a autorisé la France à adhérer à la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles.
[...] Rappelons que cette convention a pour objectif de :
- reconnaître juridiquement la double nature des biens et services culturels qui ne se réduisent pas à leur dimension économique, mais sont également porteurs de valeurs symboliques spécifiques ;
- reconnaître la légitimité pour les gouvernements de mener des politiques publiques de soutien à leurs industries culturelles, dès lors que ces actions ne sont pas dictées par le désir de protéger leur marché, mais par le souci de préserver la diversité culturelle au plan national et international ;
- [...].
A un an de la présidence française de l’Union européenne, votre commission émet le voeu que le volet culturel de l’agenda européen soit ambitieux et se fonde sur les avancées permises par cette convention. La politique dans le domaine du livre devrait y occuper une place de choix. Nos partenaires européens pourraient ainsi notamment être sensibilisés aux effets vertueux de la loi du 10 août 1981 sur le prix unique du livre et incités à s’en inspirer. »
Ah ! s’il existait une loi sur le prix unique de la plateforme en ligne ! Mais je rêve ...
« Par ailleurs, ainsi qu’ils sera exposé ci-après, les efforts relatifs à la bibliothèque numérique européenne doivent être poursuivis. »
BNUE qui avance à grands pas comme chacun sait.
Emmanuel Barthe
documentaliste juridique
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