Appuyez sur Entrée pour voir vos résultats ou Echap pour annuler.

Juristes, des pistes pour être publié
L’open access en droit est mûr

[ Ce billet fait partie d’une série sur les thèses de droit [1]. ]

Vous êtes juriste : universitaire, chercheur, en Master, avocat, notaire, juriste d’entreprise, magistrat, fonctionnaire ...

Vous vous demandez : ai-je intérêt à écrire ? Et à publier (écrire, ce n’est pas forcément publier) ? Pourrais-je seulement arriver à être publié ? Le rapport bénéfices/temps passé en vaut-il la chandelle ?

A toutes ces questions, la réponse est : oui.

Pourquoi vous avez intérêt à écrire

Déjà, écrire pour vous seul vous bénéficiera. Parce que, sans même publier, juste en écrivant pour vous, vous vous constituez une "bible" [2] ou une "knowledge base" comme disent les avocats anglo-saxons. Vous mémorisez en détail non seulement les bases de que vous savez, mais aussi et surtout ce que vous avez appris et que vous voulez transmettre à vos collègues ou collaborateurs et plus encore les "trucs" que vous n’utilisez qu’une fois par an et que vous ne voulez pas oublier.

Rédigez pour vous seul en style télégraphique, avec des puces, avec autant d’abréviations et de copier-coller que vous voulez pour aller plus vite, mais pensez à mettre les références, les preuves de ce que vous avancez (date et numéro des jurisprudences, idem pour les textes officiels, titre, date et page de la revue ou de l’ouvrage pour la doctrine) pour pouvoir y revenir plus tard.

Vous avez intérêt à écrire, aussi, parce que ça vous servira de base pour tout ce que vous aurez à transmettre par e-mail, pour toutes les consultations/notes/plaidoiries/devoirs/exposés/mémoires/commentaires d’arrêt/thèse etc. que vous aurez à produire. Vous n’aurez qu’à copier-coller, un peu de réécriture et le tour est joué [3].

Enfin, cette base de savoir vous servira également quand vous voudrez écrire pour publier.

Pourquoi vous avez intérêt à publier

Parce que le monde a changé et que la France est dans le monde. Les juristes nordiques, anglo-saxons, asiatiques publient massivement et de plus, souvent en pre-print donc en gratuit. Par ce biais, ils font la promotion de leur droit dans un monde de forum shopping, de concurrence bien réelle entre les droits nationaux. Par ce biais, ils font la promotion de leur cabinet/entreprise/université/formation/administration. Par ce biais, ils font aussi leur promotion, la promotion de leur carrière.

Et soyons clair : il n’est plus obligatoire de publier chez un éditeur. Publier chez un éditeur, c’est prestigieux, oui. C’est le plus souvent un gage de qualité. Mais pas autant qu’on pourrait le croire. En effet, très, très peu d’éditeurs font procéder à une double relecture (ou double évaluation) anonyme (le relecteur ne sait pas qui est l’auteur) [4] des manuscrits soumis, contrairement à ce que certaines normes d’évaluation demandent. En droit français, Jurisdoctoria est à notre connaissance la seule revue pratiquant la double relecture anonyme.

Et si être dans le Master du directeur de rubrique peut aider, ce n’est plus nécessaire parce que depuis longtemps, des sites web sélectionnent les publications, garantissant ainsi la qualité.

Voulez-vous des preuves ?

Regardez la qualité des thèses en droit sur TEL (Thèses En Ligne) : seules les thèses dont la publication a été validée par le jury y sont publiées. Regardez les sujets abordés : des thèmes d’actualité, il y en a même pour les juristes d’affaires, les publicistes et les comparatistes.

L’autorisation de publication sur TEL n’est pas attribuée "comme ça". Elle découle d’un critère de qualité : la qualification aux fonctions de maître de conférences (par un autre jury que le jury de thèse [5]) ou l’attribution d’un prix. Seule environ une thèse de doctorat en droit sur trois donne lieu à qualification aux fonctions de MCF. Quant aux prix de thèse, en droit, il n’y en a qu’une centaine en moyenne chaque année.

Cela dit, tous les doctorants le savent : les prix de thèse (3000 euros en général) servent essentiellement à payer les frais de publication et d’impression chez un éditeur [6]. Les thèses publiées papier ont ces points communs avec l’auto-édition.

La seule mais importante différence entre les thèses publiées chez un éditeur et celles publiées sur TEL, c’est donc qu’en plus d’avoir été validées pour publication par un jury de thèse, elles ont été sélectionnées par un jury de prix. Encore faut-il avoir présenté sa thèse à ce prix. Pour le reste, comme le reste de l’auto-édition, ce sera sauf exception [7] très peu acheté et peu lu. Publiez donc en open access.

Regardez la qualité des articles de doctrine, notamment les notes sous arrêt, publiés dans les revues juridiques libres [8].

Regardez l’intérêt et le côté en avance sur leur temps des articles (en anglais) au Legal SSRN.

Il y a le prestige de publier chez un éditeur/une revue renommé. Et il y a la communication/réputation. Une publication en open access permet de toucher non seulement un grand public éclairé — mais inutile pour la carrière, ok — mais aussi des chercheurs d’autres Universités et étrangers. Jetez donc un coup d’oeil à cette thèse : La réforme de la responsabilité civile en droit suisse : modèle pour le droit français ?, par Eve Matringe, 2010. Elle a été réalisée en publiant des points intermédiaires et réflexions/questions sur le blog de l’auteure qui lui ont permis d’avoir des retours d’expérience de chercheurs français, allemands, italiens, luxembourgeois et suisses, indispensables pour une oeuvre de droit comparé. On est, dès l’écriture de la thèse, dans une logique d’open access. Puis, une fois publiée, de par son sujet, une telle thèse attire beaucoup plus de lecteurs en OA que chez un éditeur. Regardez aussi cette autre thèse, à rebrousse poil de la conception dominante du droit des données personnelles : Le droit des données personnelles, une police administrative spéciale, par Nicolas Ochoa, 2014. Ochoa n’a pas fait carrière comme enseignant. S’il n’avait pas publié en OA, comment aurait-il pu diffuser ses idées ?

Open access = diffusion maximale, échanges internationaux, mais aussi influence.

Pourquoi vous avez de bonnes chances d’être publié (sur Internet)

Parce que les revues en ligne sont moins "embouteillées" que les revues papier. Une revue papier a une pagination limitée et les "petits nouveaux" y sont moins les bienvenus.

Parce qu’il y a un boulevard pour celles et ceux qui voudraient traiter certains sujets, certaines matières soi disant ennuyeuses, surtout si l’auteur est "fun" et pédagogue : fiscal, procédure civile, exécution, cotisations sociales ... Par exemple, sur le référé judiciaire, en matière d’ouvrage, mis à part les études des ouvrages à mise à jour de Dalloz et LexisNexis [9], parmi les ouvrages pas trop anciens encore disponibles à la vente, il n’en existe que deux de valable : le Vuitton et Vuitton et la thèse de Strickler [10]. En matière d’ordonnance sur requête, c’est encore plus net : des deux seuls ouvrages récents sur le sujet, l’un est carrément la thèse en accès libre d’Alexey Varnek, non publiée chez un éditeur [11]. Référé, ordonnance sur requête : deux sujets parmi tant d’autres où la place est à prendre.

Il y a également un boulevard pour les articles et ouvrages en montage financier/ingénierie juridico-fiscale. Les professionnels établis gardent — c’est compréhensible — leur savoir dans leurs "bibles". Mais les universitaires ? Et les Master 2 qui cherchent un poste ? Et les avocats d’affaires qui veulent démontrer leur expertise pour se faire une place au soleil ?

Parce que, même si les moteurs de recherche indexent mal les travaux de recherche juridique — cela dit, il y aurait moyen d’y remédier —, Google et Bing permettent de trouver 95% des documents en droit disponibles en texte intégral ou en abstract sur Internet. Et 99% si on sait "torturer" Google [12]. D’autant plus que la longueur des documents, contrairement à ce que l’on pourrait penser, favorise l’indexation par les moteurs de recherche [13].

Parce que les publications en ligne en accès libre (open access) permettent de savoir combien de fois on a été lu et combien de fois téléchargé. En papier, aucune idée à part le nombre de ventes payantes, d’ailleurs pas formidable pour des revues pourtant incontournables comme le Recueil Dalloz ou la Semaine juridique édition Générale. Ces chiffres s’expliquent : beaucoup de clients sont des bibliothèques et les revues comme les livres circulent : au final il y a beaucoup plus de lecteurs que d’abonnés. Mais impossible de savoir combien de lecteurs.

Écrire, relire, publier, n’est-ce pas chronophage ?

Oui, ça prend du temps, inutile de le nier.

Mais le bilan bénéfices/coûts est positif. La réputation acquise se convertit, pour les salariés en employabilité [14], pour les indépendants en nouveaux clients, et pour les universitaires — en attendant que l’AERES prenne en compte les publications en ligne dans leurs évaluations des établissements d’enseignement — par une confiance accrue et par des échanges avec des collègues qui "boostent" leurs recherches.

Et puis, si vous suivez nos conseils supra en matière d’écriture, vous irez plus vite. N’oubliez pas qu’un billet de blog bien argumenté et bien documenté se convertit en un à deux jours de travail en article de revue [15].

Voilà, vous avez les cartes en mains et la méthode. A vous de jouer !

Emmanuel Barthe
bibliothécaire documentaliste, juriste de formation (faculté de droit de Sceaux)

Notes

[2Prononcez "baïbeul" :-).

[3Soyons clair : je ne fais pas ici la promotion de la fraude consistant à emprunter aux autres sans les citer et en s’attribuant leurs idées et leur travail. J’ai d’ailleurs publié sur ce blog un billet à propos d’un colloque dénonçant le plagiat et un autre billet sur les logiciels de détection du plagiat : Logiciels anti-plagiat gratuits et payants : une sélection. Je défend simplement une pratique aujourd’hui commune à tous et devenue banale : tout le monde copie-colle, ça fait gagner du temps. L’essentiel est de donner une valeur ajoutée à ce qu’on publie.

[4En anglais : blind review. On parle aussi d’anonymisation des auteurs. La majorité des sciences sociales ont opté pour le double blind (les reviewers/relecteurs/évaluateurs sont anonymisés, de même que les auteurs au moment de l’évaluation). L’autre système de relecture anonyme est le single blind (l’identité de l’auteur est connue au moment de l’évaluation tandis que l’évaluateur reste anonyme). Pour plus d’informations sur les différents systèmes d’évaluation des manuscrits soumis aux revues (en anglais : peer review), lire l’article Evaluation par les pairs de Wikipedia (pour une rapide initiation) et surtout Evaluation par les pairs : entre pratiques, expérimentations et controverses, par Pierre Naegelen, blog du réseau Archives ouvertes Toulouse, 9 mai 2016.

[5Comme écrit sur la page d’accueil de TEL, « le CCSD [Centre pour la communication scientifique directe, une branche du CNRS] n’effectue aucune évaluation scientifique des thèses ou habilitations déposées, puisque c’est le rôle du jury. » Voir aussi Comment et pourquoi déposer sa thèse en ligne ?, site de l’EHESS, par Jacqueline Nivard, 30 juillet 2015.

[6Sur les prix de thèse, voir sur ce blog notre recension : Plus de 100 prix de thèse en droit.

[7Quelques (très rares) exemples de ces exceptions : la thèse de Denis Mazeaud sur la clause pénale publiée à la Bibliothèque de droit privé chez LGDJ ou celle d’André Prüm, qui se sont bien vendues, à terme.

[9Les études des ouvrages à mise à jour de Dalloz et LexisNexis sont des rubriques/fascicules d’une quarantaine à une soixantaine de pages, mais pas des ouvrages. Elles n’ont donc pas ce qu’un traité ou une thèse porte d’originalité. Leur "taux de doctrine" est nettement plus faible.

[10Yves Strickler, professeur à Strasbourg, a consacré sa thèse au référé.

[11Comme par hasard, Alexey Varnek est un étudiant de ... Yves Strickler.

[14L’auteur de ce billet peut en témoigner : de retour sur le marché du travail à 48 ans, j’ai retrouvé un poste en moins de 6 mois, puis un CDI.

[15Exemple personnel : condenser mon long billet sur l’intelligence artificielle en droit en un article six fois plus court pour la revue I2D de l’ADBS m’a pris trois heures.