De l’indépendance des médias classiques
"Filons sur les fils RSS des blogs !" [sur un ton branché]
[Avertissement : cet article au ton légèrement provocateur n’engage que moi ... comme tous les billets de ce blog.]
Pourquoi donc les politiques et bien sûr les médias eux-mêmes se morfondent-ils du recul des ventes de la presse française ? Cette baisse du chiffre d’affaires n’est elle pas justifiée ?
Indépendance ?
Le sondage annuel réalisé par TNS-Sofres pour Télérama puis Le Point et/ou la Croix sur la confiance — très limitée — des Français dans les médias est révélateur. L’affaire actuelle du rachat des Echos par le groupe LVMH ne fera qu’ajouter à leur méfiance. Et ce n’est pas pour rien que le Canard enchaîné a choisi de consacrer son dernier hors série à la censure [1].
Mais peut-être n’y a t’il rien de plus éclairant qu’une phrase de Ranson, le dessinateur-caricaturiste attitré [2] du Parisien, dans le petit magazine réservé aux abonnés de septembre-novembre 2007 :
« Question : Avec l’humour, est ce que vous pouvez aborder tous les sujets ?
Ranson : Je peux déjà en dire beaucoup plus que les rédacteurs. [et il ajoute quelques phrases plus loin : ] en matière de dessin de presse, la transgression reste — à quelques exceptions près — confidentielle ! »
Tout le monde aura noté la comparaison avec les rédacteurs. Pas besoin d’en rajouter.
On peut aussi citer Robert Solé, le médiateur du Monde, à la fois cynique et amer dans cette courte chronique sur le rachat des Echos par LVMH : « l’indépendance de la presse est, malheureusement, rare comme une pierre précieuse : un luxe » [3].
Concrètement, à part moins d’une dizaine de titres [4], la presse française ne brille ni par ses scoops, ni par son indépendance par rapport au financement publicitaire et au pouvoir politique [5]. On peut là aussi renvoyer au hors série du Canard précité.
Pourtant, questions scoop, les sites web des gratuits accélèrent la vitesse de l’information, grillant le plus souvent la politesse aux sites de Libération, du Monde ou du Nouvel Obs’ et même à celui des Echos, mais ne donnent pas vraiment de grands scoops et leurs "dossiers", pour méritoires qu’ils soient, restent rares et ne ressemblent pas souvent à des analyses de fond [6]. Quant à leur liberté réelle d’opinion, inutile d’élaborer là dessus ...
Du côté des causes
Pas le choix, me direz vous, vu les coûts de fonctionnement d’un journal papier et la baisse du lectorat. En remontant plus loin, on trouve la concentration galopante et l’affaiblissement des groupes de presse familiaux dû à l’épuration de l’après-guerre.
Du côté des journalistes, quand ils s’expriment librement, la recherche des causes du malaise donne ceci : Indépendance de la presse ... laquelle ? (blog Balises 22 octobre 2007), où l’auteur, Fabrice Frossard, ne met pas seulement en cause la concentration des médias, mais aussi les pratiques professionnelles des journalistes (« Disposer d’une semaine, un mois ou plus pour enquêter c’est devenu un luxe que de rares supports peuvent s’offrir ».) et le public. Il va même — et je le suis largement — jusqu’à expliquer que « certes certains journaux se passent de pub. Le Monde diplomatique, le Canard enchaîné, Alternatives économiques pour les principaux. En contrepartie d’un vrai parti-pris éditorial et de fonctionnement et d’une orientation très marquée. Parlant du coup aux lecteurs qui sont dans la même communauté de pensée et les renforçant dans leur croyance. ».
Mais de toute façon, la relève Internet/blog n’est elle pas là ?
Etonnez vous après cela que les Français aillent de plus en plus sur Internet chercher de l’information certes le plus souvent "non validée" comme disent les journalistes institutionnels, mais aussi moins contrôlée. Qu’on soit professionnel de l’information ou simple citoyen, on ne peut que souhaiter que se développent des initiatives de journalistes comme Rue89.com. Rue89 se définit lui-même comme un « journal en ligne, dirigé par trois [ex-]journalistes de Libé et faisant appel à la participation des internautes pour le contenu ». Pour une start-up, il ne marche pas trop mal, si on en croît un article du Monde. Le Monde, justement, lance aujourd’hui un site de journalisme participatif sur LePost.fr, sans, *officiellement*, aucune « logique éditoriale dans la présentation du site : ni hiérarchie, ni thématique » [7]. Les commentaires vont déjà bon train].
Alors, certes, des voix discordantes s’élèvent pour condamner, non sans certaines raisons, le manque de qualité et de validation de nombreuses sources d’information très populaires et très consultées sur Internet et regretter l’époque révolue de la domination sans partage des experts — ou ("my two cents") des notables ? Ainsi Pierre de Gasquet, journaliste au service Enquête des Echos, fait il bon accueil au pamphlet du blogueur britannique Andrew Keen "Le culte de l’amateur : Comment Internet tue notre culture" [8]. Narvic va dans le même sens sur son blog Novovision. Pour une réaction favorable au Web 2.0 et relativisant les critiques de Keen, lire les analyses de Francis Pisani, du Monde.
Les regrets et les critiques des Keen (« vol rampant de la propriété intellectuelle, plagiat, pornographie extrême, spam incessant et inanité intellectuelle » [9]) et autres ne changeront (hélas ?) rien à l’évolution en cours sur Internet [10]. Et ils ne changeront pas plus l’évolution de la presse vers un désengagement des familles fondatrices attachées à l’indépendance éditoriale de leurs publications et son corollaire, une concentration de plus en plus forte entre les mains de groupes industriels, financiers ou de diverstissement dont les activités principales n’ont rien à voir avec de l’information critique et indépendante. J’en veux pour preuve la dernière rumeur en matière de presse : le groupe britannique Pearson, le propriétaire du Financial Times (FT), qui vend donc Les Echos, aurait engagé des discussions avec le groupe Spiegel, selon le quotidien allemand Handelsblatt, pour lui céder les 50% qu’il détient dans FT Deuschland [11]. Si vous ajoutez à cela que Bernard Arnault a déjà fait savoir qu’il pourrait être intéressé par le FT ...
On ne peut d’ores et déjà plus couper à une veille serrée sur les meilleurs blogs des domaines qui intéressent. Mais il faut souvent croiser les sources, les réévaluer, en changer. Comme des journalistes, quoi :-)
Emmanuel Barthe
documentaliste veilleur qui lit un peu de toute la presse tous les matins, soit à travers une base de données de presse (Pressedd), soit à la main avec le bon vieux papier
Notes
[1] Les nouveaux censeurs, 82 pages, 5,35 euros. Voir présentation sur le site web du Canard enchaîné.
[2] Ranson officie au Parisien depuis 1991.
[3] Papier glacé / Robert Solé, Le Monde 6 novembre 2007
[4] Chacun a sa liste. La mienne, préférences politique mises à part : Les Echos, leur mensuel et leurs newsletters pour leurs scoops en matière de réformes et en éco-fi, le Financial Times (qui n’est aucunement gêné pour titrer sur des sujets tabous en France, comme l’arrestation il y a quelques années du collaborateur d’une personnalité politique âgée mais restée influente), Le Canard enchaîné (pour les dessous des affaires politiques, pénales et financières), le Parisien (pour la politique parisienne et les faits divers mais peu pour le reste), Challenges (pour l’impertinence pertinente de leurs analyses), Futuribles (parce qu’ils font de la prospective, et sérieusement) et l’AFP et Reuters (pour leur quasi-absence de commentaires, ce qui limite les interprétations).
[5] Lire par exemple à ce sujet ce qu’écrit un connaisseur, Philippe Brunet-Lecomte, directeur de la publication de Lyon Mag’, sur son blog Regards : « Laurent Mauduit, ancien numéro 2 de la rédaction du Monde a souligné avec talent que le problème numéro 1 de la presse écrite aujourd’hui, c’est sa fragilité économique qui la rend vulnérable aux pressions notamment politiques. C’est comme ça que [...] Alain Minc a pris le contrôle du Monde au cours des dernières années. En incitant ce quotidien dit de référence à se développer. Une vraie fuite en avant. Du coup c’est aujourd’hui un groupe lourdement endetté. Donc affaibli et qui a perdu son âme, c’est à dire son indépendance. »
[6] Sur le développement des gratuits (20 Minutes, Metro) et leur rentabilité toute neuve, voir la note 2 en bas de ma brève Vous voulez vraiment savoir pourquoi le Web 2.0 va bouleverser votre vie (de documentaliste) ?. Mon appréciation sur Direct Soir est, très nettement, encore plus mitigée.
[7] Le Monde Interactif lance un site de journaliste participatif / Emmanuelle Paquette, Les Echos 10 septembre 2007.
[8] Edition d’origine : The Cult of the Amateur : How Today’s Internet is Killing our Culture, par Andrew Keen, Currency, juin 2007. Le culte de l’amateur : Comment internet détruit notre culture, par Andrew Keen (traduit de l’anglais), préface de Denis Olivennes, Scali, 2008.
[9] Extrait de son interview par Libération (« Je suis contre cette culture de l’amateurisme ») par Frédérique Roussel sur Libération, 22 août 2007.
[10] D’ailleurs, les GAFAM ont chevauché cette évolution pour la tourner en leur faveur. Youtube est par exemple arrivé en 2007 à un accord avec les représentants des ayants-droits pour les identifier automatiquement chaque oeuvre, ses ayants-droits, censurer le chargement si besoin est, et leur verser des droits, certes très faibles. Cela se fait par son outil Content ID.
[11] Pearson envisagerait de se désengager du "FT Deutschland" / Nathalie Silbert, Les Echos 12 septembre 2007 p. 25.
Commentaires
1 commentaire
Mediapart (très) rentable
En 2007, Mediapart se lançait. Je n’avais donc pas, à la date de rédaction de billet, d’informations sur sa rentabilité.
Nous sommes 10 ans après. Mediapart s’en sort très bien. Il a atteint le point mort en 2011 et ses résultats 2017 sont excellents. Il faut toutefois relativiser : Mediapart est sur une niche, les journaux généralistes, eux, s’en sortent beaucoup moins bien. Mediapart a rejoint son aîné le Canard enchaîné.
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