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Logiciels, documents administratifs et Education nationale

Affelnet : le logiciel d’affectation dans les lycées à Paris bugue sévèrement pour la deuxième année consécutive
Que faire si votre enfant n’a pas eu le lycée qu’il méritait

Vous habitez Paris, votre grand/e a 15 ans. Il/elle passe en classe de seconde l’an prochain (2017-2018). Vous aviez demandé un lycée réputé bon ou correct en 1er et 2e choix mais en cette fin juin 2017, c’est le 3e, 4e ou 5e choix qui échoit à votre adolescent. Pas vraiment son lycée préféré.

Il est cruellement déçu, et trouve cette décision injuste [1]. S’il s’est renseigné auprès de ses copains ou de l’administration de son collège, il va vous apprendre que ses 1er et 2e choix sont trustés par les boursiers. En tant que parent, vous êtes furieux vous aussi et s’il est brillant, vous vous inquiétez pour l’avenir scolaire et universitaire de votre enfant [2]

Que s’est-il passé ?

A part ça, vous vous demandez si vous n’auriez pas raté une ou deux informations ces derniers mois.

Ces informations, les voici.

Affelnet le logiciel qui affecte vos enfants dans un lycée parisien, avait déjà eu de gros ratés l’an dernier​, en concentrant les élèves boursiers dans un tout petit nombre de lycées cotés. Ainsi, comme le relate Le Figaro, en 2016 au lycée Turgot (Paris 3e), 83 % des admis en seconde étaient boursiers [3]. Et ca a visiblement recommencé cette année.

De plus, comme l’explique l’article de 20minutes.fr, « depuis cette année, est prise en compte l’évaluation des composantes du "socle commun de connaissances" qui vaut plus de points que les notes obtenues au cours de l’année. » Ça a visiblement aggravé le problème.

Explications : Affelnet est en service depuis 2008 à l’académie de Paris. Il est pourtant clairement encore en rodage. Et l’administration (ici le rectorat de Paris) n’a pas voulu risquer d’aggraver les choses en corrigeant trop nettement les critères d’affectation [4]. Selon Le Figaro et Le Monde, elle a tout de même accepté de plafonner le taux de boursiers à 50% (!) de l’ensemble des effectifs de seconde d’un lycée.

Justement, ces critères d’affectation, qui sont les règles de fonctionnement du logiciel Affelnet, quels sont-ils ? L’académie de Paris donne quelques informations sur son site (d’où le socle commun de connaissances est absent !) mais il faut surtout lire les articles du Monde et du Figaro, très complets sur le sujet, et la fiche technique de la DGESCO :

Pour résumer : si votre brillant ado n’a pas eu cette année le lycée convoité de son district, c’est probablement une combinaison des quatre facteurs suivant :

  • le bonus aux boursiers, qui est maintenant parfaitement compris et intégré par leurs familles
  • la sectorisation, qui diminue le nombre de lycées attractifs (exemple : 3 lycées attractifs dans le district Nord de Paris, pas plus : Chaptal, Condorcet, Racine) vers lesquels les voeux des boursiers vont se porter en priorité. Au lieu de mieux les répartir. Car dans les districts Nord et Est de Paris, le pourcentage de boursiers est évidemment beaucoup plus important que dans les districts Sud et Ouest ... [5]
  • le plafonnement des boursiers à 50% en seconde, paradoxalement, a fort probablement accentué le problème car de ce fait, au lieu de concentrer le problème sur un seul lycée d’élite, celui-ci va les toucher tous
  • et, cerise sur le gâteau, la nouveauté et l’absence d’harmonisation de la notation du socle commun de connaissances.

Notez que tous ces critères peuvent être ramenés à des choix politiques.

Pour en savoir plus sur le fonctionnement des logiciels d’affectation des élèves et étudiants, lisez le support de l’intervention de Julien Grenet, un économiste spécialiste de la question, au séminaire Codes sources (session 2016-2017) : La transparence et l’obstacle : les algorithmes d’affectation des élèves aux établissements d’enseignement (PDF, 97 pages).

Voici ce qu’il dit d’Affelnet dans une interview à l’Obs [6] :

« Aujourd’hui, les affectations en lycée sont décidées par un algorithme qui donne une priorité absolue aux élèves boursiers. Il y a pu y avoir des problèmes avec certains lycées très demandés, où la proportion de boursiers n’a pas été maîtrisée, comme à Turgot, mais ce "bug" technique pourrait être facilement corrigé. Il reste que ce système constitue un progrès sensible par rapport à l’absence de régulation qui prévalait il y a quelques années. Les proviseurs faisaient leur "marché aux élèves" dans les sous-sols du rectorat sur des critères purement scolaires, et cela nourrissait à plein pot le phénomène de ségrégation. »

Dans l’article précité du Monde sur les récentes modifications à la marge d’Affelnet :

« Avec Affelnet, la ségrégation sociale des lycées publics a diminué de 30 % en une décennie, rappelle l’économiste Julien Grenet, cosignataire en 2014 d’un rapport pour l’Institut des politiques publiques. Mais en dix ans, les familles se sont adaptées, les boursiers ont intégré le rôle du bonus ... Ce sont ces évolutions que le système doit prendre en compte. »

Dans son rapport Peut-on accroître la mixité sociale et scolaire dans le système éducatif ? L’impact des procédures d’affectation des élèves dans les lycées d’Île-de-France de 2014 :

« A Paris, on retrouve des lycées très hiérarchisés avec une ségrégation par les notes quatre fois plus importante que dans les académies aux alentours. Les boursiers ont un grand avantage et leur proportion dans les grands lycées est en augmentation. On observe une baisse de 30% de la ségrégation sociale. C’est l’une des discriminations positives les plus importantes dans l’Education nationale. A Créteil, le résultat ressemble davantage à la carte scolaire du collège, avec très peu de bonus et pas de prise en compte des notes. »

Et dans son support de séminaire :

« Les difficultés créées par les procédures d’affectation ne sont pas pas principalement imputables aux algorithmes mais plutôt :

  • à la complexité et à l’opacité des procédures
  • aux critères de priorité utilisés (et aux choix politiques qui les sous-tendent). »

Notez au passage sa défense mesurée mais habile d’Affelnet. Julien Grenet fait partie de l’équipe de Thomas Piketty [7], dont les travaux sur les inégalités économiques sont connus. M. Piketty lui-même a récemment repris les travaux de M. Grenet pour attaquer la ségrégation dans les collèges parisiens [8]. On a parfois l’impression qu’Affelnet a été conçu avec l’assistance de M. Grenet.

Pour une critique des travaux de M. Grenet sur Affelnet, on peut lire sur le Café pédagogique, un des principaux sites de la communauté enseignante : Choukri Ben Ayed : Non Affelnet ne peut pas constituer une politique de mixité sociale à l’école (octobre 2014). Selon M. Ben Ayed, sociologue :

« Affelnet ne constitue pas selon nous un instrument de "discrimination positive", mais plutôt d’opérationnalisation de la méritocratie scolaire. »

Enfin, un article scientifique faisant appel à un niveau élevé en mathématiques a été publié en 2014 : Choix d’écoles en France. Une évaluation de la procédure Affelnet, par Victor Hiller et Olivier Tercieux, Revue économique, 2014/3, p. 619-656.

Que faire si l’affectation de votre enfant vous semble contestable

Dans l’ordre des priorités :

  1. inscrivez votre enfant au lycée donné par Affelnet. Vu le peu de chance que le rectorat inverse sa décision et le peu de temps disponible (vers le 10 juillet tout est fermé : collèges, lycées et rectorat), ne perdez pas de temps
  2. prenez rendez-vous avec le proviseur du collège de votre enfant (s’il n’est pas débordé). Sinon, essayez un rdv téléphonique
  3. demandez à votre enfant les numéros de téléphone portable des parents des enfants qui sont dans le même cas que lui (il y en aura , c’est sûr et certain)
  4. concertez-vous avec votre enfant : veut-il vraiment changer de lycée ? N’y a-t’il pas suffisamment de ses amis et d’élèves de son niveau qui ont eux aussi été affectés dans son lycée d’affectation ? Le bug d’Affelnet pourrait bien en effet (aussi) avoir pour effet de regrouper les meilleurs élèves non boursiers, comme, dans la zone Nord de Paris, au lycée Jules Ferry, traditionnellement considéré comme un bon lycée sans plus [9]. Est-ce que ça vaut tous les efforts qu’il va falloir faire ? Et si ça marche, sera-t-il opportun de changer de lycée en cours d’année, même si c’est le début de l’année ?
  5. contactez les associations de parents d’élèves : FCPE, PEEP, particulièrement les représentants des parents des 2ndes sur le lycée d’affectation et sur le lycée visé initialement
  6. renseignez vous sur le fonctionnement du logiciel Affelnet. C’est utile pour ce qui suit
  7. contestez la décision de l’administration en faisant par l’intermédiaire du proviseur du collège une demande de dérogation. Vérifiez que cela laissera une trace écrite. C’est ce qu’on appelle un recours gracieux. Si vous ne le faites pas, vous ne pourrez pas contester la décision de l’administration en justice. Même si votre demande de dérogation a peu de chance d’aboutir, cela participera à éviter que l’administration refasse la même erreur avec votre plus jeune et ceux de vos amis dans 1, 2 ou 3 ans
  8. vous êtes toujours déçu de l’affectation de votre enfant ? Vous pouvez contester la décision du rectorat devant le tribunal administratif (TA) mais ça prendra beaucoup de temps (7 mois au minimum). Un conseil : prenez un avocat spécialisé en droit public ou faites vous assister par des représentants de parents d’élèves
  9. vous pensez que le principe même de faire prendre des décisions importantes par un logiciel aux règles obscures [10] est contestable ? Vous pouvez demander au rectorat (recours gracieux) puis au TA de Paris (car le rectorat n’a pas l’intention de le publier) la publication du code source du logiciel Affelnet. Si votre requête devant le TA respecte bien les formes obligatoires, elle sera traitée et vous gagnerez quasiment à coup sûr (cf les informations données plus bas). Les geeks et développeurs pourront alors voir concrètement pourquoi Affelnet bugue et proposer des solutions.

Les arguments juridiques

(Si vous n’avez pas un bagage juridique minimal, cette section ne vous est pas vraiment destinée.)

Pourquoi la publication du code source d’Affelnet est-elle quasiment certaine — à condition de soutenir une procédure administrative contentieuse ? Tout simplement parce qu’il y a un précédent : l’Education nationale a été contrainte en 2016 par le TA de Paris à publier le code source d’APB (Admission Post Bac). Cette demande a été soutenue par la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) dans un avis.

Dans une affaire similaire, le tribunal administratif de Paris a obligé Bercy à publier le code source du logiciel de calcul de l’impôt sur le revenu, après que la CADA a rendu un avis en ce sens.

Enfin, la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique (dite loi Lemaire) a entériné la position de la CADA et du TA de Paris en la gravant dans le marbre du Code des relations entre le public et l’administration (CRPA). Pour plus de détails, lisez : La loi du 7 octobre 2016 « pour une République numérique » et les codes sources de logiciels, par Luc Bartmann, directeur juridique de collectivité territoriale à la retraite, Droit des collectivités territoriales - Actualités et miscellanea, 16 décembre 2016.

L’article L 300-2 du CRPA créé par cette loi inclut expressément les logiciels dans la liste des documents administratifs et l’article L 311-5 qui liste les exceptions ne contient rien qui puisse s’y opposer ici puisqu’il n’est question ici que d’enseignement et non de secret défense ou de secret industriel et commercial.

Il existerait bien un deuxième argument juridique pour tenter de contester la décision de l’administration s’appuyant sur Affelnet : c’est l’obligation pour l’administration de communiquer les règles définissant les traitements algorithmiques utilisés par l’administration pour prendre une décision individuelle. Autrement dit, d’expliquer au parent les critères exacts et les règles de fonctionnement du logiciel Affelnet. Cela a été prévu à l’article 4 de la loi République numérique, qui a créé pour cela l’article L 311-3-1 du CRPA [11].

Toutefois, même si le décret d’application [12] est paru en mars, la disposition ne sera applicable qu’à partir du 1er septembre 2017.

Troisième et dernier argument juridique : il existe en droit européen une interdiction de prendre une décision individuelle automatisée. C’est l’article 15 de la directive 95/46, transcrit en droit français par l’article 10 de la loi Informatique et libertés. Cet article 15 sera remplacé par l’article 22 du Réglement européen général de protection des données (RGPD), applicable en 2018. Mais l’article 22 du RGPD prévoit des exceptions encore plus larges (notamment en cas de consentement éclairé) que l’article 15 de la directive qu’il remplace et les mesures de sauvegarde à prévoir ne sont pas détaillées et restent du ressort de Etats membres de l’UE [13]. Il n’est donc pas certain que l’article 22 ne finisse pas, comme son prédécesseur, par n’être rien d’autre qu’un principe général non sanctionné.

Emmanuel Barthe
documentaliste juridique, spécialiste des données publiques et parent d’un élève en seconde en 2016-2017 à Paris

Notes

[1Choix du lycée : des élèves parisiens victimes du logiciel d’affectation, par Julien Duffé, Le Parisien.fr, 3 juillet 2017.

[3Dans le Marais, un lycée prisé n’accueille que des boursiers, Le Figaro.fr, 1er juillet 2016. Lire la lettre de l’équipe enseignante du lycée (Libération, 5 juillet 2016).

[4Affelnet 2017 sous haute surveillance à Paris, FCPE Paris, 24 mars 2017.

[5Voir l’infographie "Comment sont répartis les élèves boursiers dans les lycées parisiens ?" dans l’article du Figaro.fr du 16 mars.

[6Carte scolaire à Paris : "Le grand soir de la mixité sociale, je n’y crois pas", interview de Julien Grenet, propos recueillis par Gurvan Le Guellec, avec Morgane Bertrand et Caroline Brizard.

[7M. Grenet a fait sa thèse, intitulée Démocratisation scolaire, politiques éducatives et inégalités : une évaluation économique, sous la direction de M. Piketty, en 2008 à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

[9Autrement dit, pas dans le top constitué par Chaptal et Condorcet.

[10Quand les algorithmes président aux destinées des élèves, par Séverin Graveleau, Le Monde.fr 14 novembre 2016.

[12Décret n° 2017-330 du 14 mars 2017 relatif aux droits des personnes faisant l’objet de décisions individuelles prises sur le fondement d’un traitement algorithmique, JO Lois et décrets n° 64 du 16 mars 2017 texte n° 1.

[13Décision individuelle automatisée, y compris le profilage, par le cabinet d’avocats Ulys, gdpr.expert. Profilage : tout n’est pas permis mais rien n’est interdit… ou presque, par Florence Bonnet (CIL Consulting), Journal du Net, 15 mai 2016.